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étincelans ; le fond du tableau est fermé par une montagne grise, régulière, unie comme un marbre, la tête couronnée de neiges éternelles, spectacle saisissant sous ce ciel de feu. Le Chelmos et les eaux du Styx nous étaient cachés par cette immense silhouette, nous étions encore loin de notre but.

Cependant la descente commença, rapide, dangereuse, tant les chevaux, entraînés eux-mêmes par la raideur de la pente, glissaient et roulaient à chaque pas sur les pierres. Bientôt nous fûmes obligés de mettre pied à terre ; poussant devant nous nos montures, nous nous laissions aller, tombant les uns sur les autres, nous relevant pour retomber de nouveau, quand nous découvrîmes enfin, étalée à nos pieds, la délicieuse vallée du Crathis. Le chemin devint plus difficile encore, mais nous savions que nous touchions à la fin, et dans les intervalles que nous pouvions mettre entre nos chutes ridicules, nous contemplions ce tableau que nous appelions depuis si longtemps de nos vœux.

Une triple ceinture de montagnes brûlées encaisse comme dans un cadre jaune la vallée la plus verdoyante qu’il soit possible de voir. Le Crathis d’un côté, le Styx (aujourd’hui l’Eau noire) de l’autre, roulent leurs flots relativement abondans au milieu d’un fouillis d’arbustes jusqu’à ce que, réunis en un seul fleuve, ils séparent ainsi la vallée en trois parties. Au milieu, entre le Crathis et les eaux bouillonnantes du Styx, le village de Solo s’élève. Des toits d’un beau rouge vif, tous séparés les uns des autres, surgissent irrégulièrement entre des massifs où se dressent de hauts châtaigniers à la tige droite, au front large et épais, des sycomores à l’ombre noire, des cerisiers, des mûriers et des figuiers couverts de fruits.

Seul le fond de la vallée est sombre ; l’esprit, frappé de ces contrastes successifs, obsédé de ces souvenirs banals et incomplets que nous conservons du collège, cherche là l’entrée des enfers ; notre imagination rappelle peu à peu la fable gracieuse qui, de l’union de Thétis à l’Océan, fait naître la nymphe Styx, dont le nom redouté devient le symbole de la foi jurée. Et pendant que nous reconstituons dans le passé cette contrée mystérieuse, berceau de tant de légendes, les yeux suivent au sud l’Eau noire, qui descend par saccades en faisant mille circuits ; on la voit se perdre au loin sous les rochers jusqu’au Chelmos, ancien Nonacris, dont le flanc escarpé, droit comme une falaise, semble se retirer devant la nappe d’eau qui tombe de son sommet inaccessible pour le disperser d’abord en pluie fine et se reformer dans la vallée. Ce sont les chutes du Styx. La poussière humide que le vent balaie noircit tous les rochers d’alentour, et l’eau qui se précipite en ligne droite semble de loin