Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/181

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un mince filet d’argent brodé sur un fond noir ; aux deux côtés du Nonacris, de hautes cimes désolées, semées çà et là d’épaisses couches de neigen achèvent de fermer l’horizon.

Un petit pont jeté sur le Crathis nous permit d’atteindre le village après huit heures d’une marche pénible. Un enfant nous indiqua la maison d’un médecin auquel nous étions recommandés, et dont la cordialité nous fit oublier l’accueil, exceptionnel en Grèce, que nous avions reçu à Mégaspiléon. Ce médecin parlait français comme nous ; il était encore jeune et n’exerçait sa profession que depuis quatre ou cinq années. J’ai rencontré peu d’hommes qui eussent plus justement que lui raison de se dire malheureux.

L’esprit indépendant des Grecs les porte à faire donner à leurs fils, aussitôt qu’ils en ont les moyens, une éducation libérale, et les jeunes gens n’ont devant eux que deux carrières, la médecine ou le barreau ; les autres leur sont le plus souvent antipathiques, ils les considèrent comme des pis-aller. Notre hôte était le fils d’un cultivateur aisé, de ce petit village, qui trouva juste assez d’argent sur ses économies pour envoyer l’enfant au gymnase d’Athènes, puis à l’université, d’où il ne sortit que pour suivre les cours de la faculté de médecine. Son diplôme obtenu, il vint, comme fait chaque année le plus grand nombre des étudians grecs, parachever ses études par un séjour de deux ou trois ans à Paris, Son esprit s’est ouvert, son intelligence s’est faite, il a appris à vivre au sein même de la ville où l’on vit le plus vite et le mieux, il s’est créé mille besoins qu’il ignorait, après quoi, à la fleur de l’âge, trop tôt pour être las de rien, il revient se fixer pour jamais à Solo, village perdu dans les montagnes, que la Grèce même ne connaît pas, où rien ne pénètre du dehors, où l’existence s’éteint, où chacune de ces facultés qu’il est allé développer en courant le monde s’anéantit successivement faute d’aliment dans un milieu pire que la solitude, car il demeure constamment auprès de gens qu’il voit heureux par leur ignorance même.

L’infortuné sentait trop bien l’amertume et le vide de sa vie, et notre visite, qui survenait pour lui comme un rayon de soleil dans une cave, ne dura pas assez longtemps, à son gré ; après le déjeuner qu’il nous avait fait soigneusement servir, nous dûmes repartir pour aller visiter les chutes du Styx (ta hydata lis Stygos) et tenter, s’il était possible, l’ascension du mont Chelmos. Il eut soin de nous procurer un guide, et, sous l’ardent soleil de l’après-midi, nous partîmes, comptant revenir le soir à Solo et passer une partie de la nuit chez le médecin.

Après une heure de marche, nous dûmes abandonner nos chevaux, qui nous avaient permis de franchir impunément plus de vingt fois les eaux mortelles du Styx. Mes compagnons, fatigués de