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longues excursions dont je n’avais fait que la dernière partie, me laissèrent monter seul avec le guide, un jeune berger de dix-sept ans, qui n’avait jamais pensé faire cette ascension. Le versant que nous voulions gravir était formé de petites pierres accumulées et sèches qui faisaient sous le pied un terrain mobile sur lequel il était impossible de marcher. Nous roulions sans cesse en arrière, entraînés par notre propre poids, glissant pendant une dizaine de mètres, obligés de recommencer encore le même effort en nous servant des pieds et des mains pour avancer de quelques pas. Il nous fallut une heure pour atteindre le sommet de ce premier coteau, qui n’avait pas 100 pieds de haut. Le reste du chemin nous parut facile après un pareil début. Quelques touffes de thym et de plantes sauvages poussaient entre les pierres, nous nous en servions pour nous y accrocher ; à chaque instant, de petits serpens analogues à ceux que nous appelons en France aspics sortaient à notre approche, et mon guide, qui m’appelait déjà par mon petit nom, me criait de ne pas les frapper : « Ils te sauteront au cou, disait-il, si tu les manques ! »

Enfin nous atteignîmes les premières neiges, et, tout brûlé par le soleil, j’eus la surprise de pouvoir passer sous une grotte de glace. Nous montâmes encore, mais la nuit tombait, il était neuf heures ; nous étions arrivés le plus près possible de la chute ; le roc d’où tombait le torrent se dressait à pic au-dessus de nos têtes. « Il faut descendre, me cria mon guide, qui s’était assis pendant que, Pausanias à la main, je vérifiais l’exactitude de ce consciencieux géographe ; si nous tardons, nous nous perdrons, nous ne pouvons déjà plus revenir par le même chemin. » Nous résolûmes de nous laisser glisser le long des rochers si pittoresques qui s’échelonnent au pied du Chelmos et entre lesquels se précipite le Styx. Jamais ascension en Suisse ou en Écosse ne me coûta pareils efforts : en un quart d’heure, nous étions arrivés en bas de ce sommet, que nous avions mis quatre heures à atteindre. Dix fois nous nous crûmes perdus, mais quand nous nous retrouvâmes, tous les deux épuisés, assis au bord du Styx, je n’avais à déplorer que la perte de ma toque et de mon épieu ; mon guide regrettait davantage son fez et ses souliers, qu’il avait vus tomber et disparaître l’un après l’autre.

La nuit était venue, nous allions droit devant nous, traversant et retraversant le Styx, dont les eaux sombres frémissaient contre les rochers ; je m’expliquai seulement alors l’origine du nom de « Eau noire, » qui a remplacé celui de Styx. Le torrent coule durant tout son parcours sur un lit de rochers polis et veinés comme du marbre ; sèches, ces pierres ont une belle couleur verte, comme celle d’une turquoise mouillée ; mais, quand on les trempe dans l’eau, l’humidité leur donne une teinte si foncée qu’elles paraissent noires ;