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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/211

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arrêtée d’avance ; deux actes se passent à multiplier et à semer les incidens qui peuvent le produire et l’amener, et ces incidens se succèdent si rapidement et sont quelquefois de nature si ténue, qu’on a peine à les emmagasiner tous dans le souvenir, et qu’il en reste bon nombre en route. Arrive enfin la fameuse scène, qui est quelquefois fort belle, après quoi la pièce tombe dans un dénoûment heureux et qui trop souvent serait insignifiant par cela même, n’était une toute petite paille que nous allons y relever dans un instant. Il résulte de tout cela cette fâcheuse conséquence que les pièces de M. Victorien Sardou sont faites pour être jouées beaucoup plus que pour être lues, et que quiconque ne les voit pas au théâtre ne peut se rendre un compte exact de leurs réels mérites. Nous venons de leur faire subir l’épreuve de la lecture, elles la supportent mal. Ce n’est pas qu’elles soient défectueuses sous le rapport littéraire, elles sont au contraire écrites d’un bon style, très correct, parfois éloquent, sans grand relief cependant et sans empreinte de griffe léonine, mais aussi sans rien de brillante ni de forcé, en somme des plus agréables et des plus coulans. C’est que le lecteur est dans de tout autres dispositions que le spectateur, et qu’il se dit qu’aux lieu et place de tous ces incidens qui cachent l’action ou la font voyager en zigzag dans un méandre sans fin, il préférerait de beaucoup une marche plus simple et plus constante, qui, dans sa lenteur progressive, permît aux caractères de se développer, et au drame de s’acheminer vers son point culminant par des péripéties véritables possédant chacune leur intérêt propre. Quant au dénoûment, que lui importe qu’il soit heureux s’il est en contradiction avec la logique et en désaccord avec le bon sens ! Il n’éprouve nullement le besoin d’être rassuré, et la vraie satisfaction qu’il réclame, c’est une conclusion qui soit en harmonie avec les émotions qu’il vient de traverser solitairement.

Il y a parfois une paille dans les dénoûmens de M. Victorien Sardou, disions-nous il n’y a qu’un instant. Cette paille, c’est que ces dénoûmens, où les situations les plus difficiles et les plus cruelles se détendent comme par magie et se dissipent comme un rêve, sont parfois innocemment immoraux. Certes on ne peut reprocher à M. Sardou d’avoir jamais fait sciemment un accroc sérieux à la morale ; mais, dans sa préoccupation de renvoyer son spectateur satisfait, il lui est arrivé trop souvent de retourner la moralité élémentaire des livres à l’usage de la jeunesse, et de présenter la bonne foi punie et le vice amnistié. J’indique tout de suite comme exemples les dénoûmens de la Famille Benoiton, des Vieux Garçons, de Nos bons villageois, et de la charmante comédie de Maison neuve, La conscience du lecteur, sinon celle du spectateur, admet difficilement que des personnages qui sont allés aussi loin dans la