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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/222

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longue carrière politique, toutes les affaires auxquelles il a pris part. Ses soi-disant mémoires, qui n’embrassent qu’un espace de quatre années, n’en sont pas moins un ouvrage de grand prix. On y trouvera des renseignemens de première main et du plus haut intérêt sur l’histoire intime du gouvernement prussien depuis la rupture de la paix d’Amiens jusqu’au traité de Tilsitt ; à ces renseignemens sont jointes toutes les pièces à l’appui, dont la plupart étaient demeurées inédites.

Ce fut à Tilsitt même, où il séjourna du 21 février au 7 novembre 1808, que Hardenberg entreprit de recueillir ses souvenirs et de narrer pour la postérité les événemens qui venaient de se passer sous ses yeux. Il avait rapporté de Riga une provision de papiers diplomatiques qu’on y avait mis en dépôt pour les dérober à la dangereuse curiosité du vainqueur. Son écrit était principalement destiné à prouver qu’il n’était point responsable des désastres que venait d’essuyer la Prusse, que le système de conduite qui avait prévalu n’était pas le sien. Ce mémoire justificatif fut trouvé après sa mort parmi d’autres papiers cachetés et transporté avec eux aux archives de Berlin, pour n’être publié qu’après cinquante ans accomplis. Quand le terme fut échu, ce fut M. de Bismarck qui brisa les sceaux et qui commit aux soins de M. Ranke ce précieux dépôt, en le chargeant de la publication. C’était une bonne fortune pour les Mémoires du prince de Hardenberg que d’être confiés à de telles mains. M. Ranke ne s’est pas contenté de les publier, en y pratiquant quelques coupures ; il les a accompagnés de deux volumes de commentaires, qui renferment l’histoire suivie de la politique prussienne de 1793 à 1813, et dans lesquels on retrouve cette impartialité magistrale, cette hauteur de vues et de raison, cette finesse d’aperçus, ce style ferme, élégant et lumineux, qui sont la marque distinctive de l’illustre historien dont on peut dire qu’il a deux patries, la Prusse et l’Europe.

Rien dans l’histoire n’est plus propre à intéresser les Français d’aujourd’hui que le récit des malheurs de la Prusse en 1806 et de son relèvement laborieux, graduel, méthodique, œuvre d’une patience intelligente et courageuse dont elle a le droit d’être fière. On a vu trop souvent dans la déclaration de guerre que Frédéric-Guillaume III a si cruellement expiée à Iéna un coup de tête, une résolution soudaine, irréfléchie, arrachée à la faiblesse d’un roi par une reine aussi passionnée qu’imprudente, par des intrigués de cour, par une armée infatuée de son passé, par la pression d’une opinion publique affolée. A toutes les grandes crises se trouvent mêlées des passions imprévoyantes et funestes, qui conspirent avec les destinées ; dans tous les temps et dans tous les pays, on a vu de belles souveraines qui ont des ressentimens ou des fantaisies à satisfaire et dont les déraisons traversent les calculs des hommes d’état, des ministres de la guerre qui déclarent qu’on est prêt, qu’il ne manque pas un bouton de guêtre à la victoire, des