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intrigues, des pratiques secrètes, des factions attentives à tirer parti des événemens, un populaire qui s’échauffe sans savoir pourquoi et des souverains qui, las de résister, s’abandonnent à la fortune et jouent leur couronne dans de tristes hasards. Cependant il ne faut pas s’y tromper, en 1806 comme en 1870 la guerre a été le dénoûment presque inévitable d’une situation tendue, d’un conflit d’intérêts qui allait s’aggravant d’année en année. Il s’agissait jadis pour la Prusse de recourir aux armes ou de renoncer à toutes ses ambitions légitimes et même à son indépendance, et il y a six ans, Napoléon III avait à décider s’il accepterait une diminution de son influence et de sa dignité, qui devait entraîner la déchéance de sa dynastie. En 1870 comme en 1806, l’art du provocateur a été de se faire provoquer, l’art de l’agresseur a été de se faire attaquer. En 1870 comme en 1806, la faute a consisté non à faire la guerre, mais à l’avoir prévue sans s’occuper de la préparer, à s’être laissé surprendre par l’événement, à n’avoir su choisir ni l’heure, ni l’occasion, à s’être trop peu soucié de mettre les apparences de son côté. Il n’est pas permis à un gouvernement d’avoir raison et de se donner l’air d’avoir tort.

Par le traité de Bâle, signé le 5 avril 1795, la Prusse s’était détachée de la coalition européenne, elle avait fait sa paix avec la révolution française, et en vertu de la convention supplémentaire du 17 mai, le bénéfice de la neutralité, qui allait devenir pendant dix ans son système, fut étendu à tous les états de l’Allemagne du nord compris dans la ligne de démarcation qu’on avait fixée. Le comte Haugwitz racontait jadis à M. Ranke qu’il avait assisté aux derniers momens de Frédéric-Guillaume II, et que bien près de sa fin, le roi, repassant dans son esprit tous les événemens de son règne, lui avait dit : « Je n’aurais jamais dû entreprendre la guerre contre la France. Que n’étiez-vous alors auprès de moi ! Heureusement nous en avons été quittes pour un œil poché. » Il ajouta que la politique de neutralité était la bonne, il exprima le désir que son fils ne s’en départit jamais. Frédéric-Guillaume III était disposé à accomplir le vœu de son père, qui était aussi le vœu de la grande majorité de ses sujets. Le 6 juillet 1798, quand la noblesse des trois Marches, en grand appareil, revêtue de ses insignes, la tête poudrée, se réunit à Berlin dans la Salle-Blanche pour prêter son serment d’hommage au nouveau roi, on vit apparaître soudain au milieu de cette brillante et patriarcale assemblée une figure étrangère et étrange, un personnage aux cheveux noirs sans un grain de poudre, la taille ceinte d’une large écharpe tricolore. C’était l’envoyé de la république française Sieyès. Tout le monde savait à Berlin qu’il avait voté la mort de Louis XVI, et on peut se représenter l’effet que produisit dans la Salle-Blanche l’entrée du régicide. La république avait chargé ce régicide d’obtenir pour elle l’alliance de la monarchie du grand Frédéric. Sieyès demandait plus que la Prusse ne pouvait lui accorder.