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Frédéric-Guillaume III désirait vivre en paix avec la république, il consentait à être son ami, il ne voulait pas être son allié ni épouser ses querelles, il entendait demeurer neutre. Cette neutralité, comme le remarque M. Ranke, a eu des conséquences heureuses pour l’Allemagne et en particulier pour la gloire de sa littérature. La cour de Weimar, l’université d’Iéna, étaient comprises dans la ligne de démarcation ; on y jouissait des doux loisirs de la paix, du repos et de la liberté d’esprit qu’elle procure, sans se désintéresser des grandes passions et des grandes idées qui remuaient le monde ; c’était comme un observatoire, commandant un vaste horizon et protégé contre la fureur des vents, d’où l’on avait vue sur les tempêtes. Les onze années qui se sont écoulées entre la paix de Bâle et la bataille d’Iéna ont été les plus fécondes pour la littérature allemande, les plus riches en productions originales. C’est l’époque de Fichte et de Schelling, de Voss, de Wolf et de l’école historique de Göttingue, l’époque qui a vu naître les Élégies romaines, Hermann et Dorothée, Wilhelm Meister, la Cloche, Wallenstein, Guillaume-Tell et la Pucelle d’Orléans. « La littérature d’alors, ajoute M. Ranke, avait un caractère d’idéologie cosmopolite ; le temps allait venir où elle le perdrait et où les impulsions patriotiques s’empareraient de tous les esprits. »

Tout en politique est affaire de circonstances ; le meilleur système de conduite devient désastreux lorsqu’il n’est plus conforme aux temps. Un bon pilote doit savoir changer de manœuvres, il doit selon le vent larguer ses ris ou plier ses voiles. Si utile qu’eût été à l’Allemagne dans le principe la politique de neutralité, se promettre de jouir éternellement des bienfaits de la paix au milieu de l’éternel orage déchaîné sur l’Europe était une utopie. Placée entre la Russie et la France, qui multipliaient leurs obsessions pour l’attacher à leur cause, la Prusse refusait de choisir entre Napoléon et Alexandre Ier, tout en s’appliquant à conserver les meilleurs rapports avec l’un et l’autre. Tout craindre, tout espérer, ménager tout le monde sans s’engager avec personne, manquer toutes les occasions et se persuader qu’on est habile parce qu’on réserve l’avenir et qu’on se dispense de vouloir, telle fut la politique prussienne dans les premières années de ce siècle.

On a souvent répété qu’il y avait alors à Berlin deux hommes dirigeans qui se partageaient ou, pour mieux dire, qui se disputaient la conduite des affaires étrangères, et que l’un, le comte Haugwitz, était un partisan résolu de l’alliance française, tandis que l’autre, le baron de Hardenberg, tenait pour l’alliance russe. Les pamphlétaires du temps accusaient le premier d’être à la solde du cabinet de Saint-Cloud, le second d’avoir part « à la pluie d’or » que l’Angleterre versait à pleines mains sur ses amis du continent. On se convaincra par la lecture des Mémoires qu’il y avait entre ces deux hommes d’état moins une contrariété sérieuse de principes qu’une rivalité personnelle, des conflits