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pansé et guéri les plaies de son pays. Il n’en est pas moins vrai que son gouvernement personnel attira sur la Prusse des malheurs qui semblèrent irréparables. Passe encore s’il avait pu s’entendre avec lui-même ; mais il y avait en lui des hommes différens qui se disputaient, un prince bien intentionné, désireux d’assurer longtemps à ses sujets tous les avantages de la paix, un père de famille très attentif à sa cassette, s’appliquant à refaire le trésor amassé par son grand-oncle et dissipé par son prédécesseur, un vrai roi de Prusse préoccupé de s’arrondir et en même temps soucieux de sa réputation et du qu’en dira-t-on. Il se faisait scrupule de recevoir des présens d’une main révolutionnaire, d’abord parce que cela blessait sa conscience, ensuite parce que cette main prenante ne donnait pas assez. Lorsqu’il eut accepté de Napoléon, en échange de Clèves, d’Ansbach et de Neuchatel, le Hanovre ; patrimoine des rois d’Angleterre et objet de ses plus chères convoitises, il était à la fois content et mécontent, et, ce fut avec une parfaite sincérité qu’il écrivit plus tard à Napoléon : « L’acquisition répugnait à mes principes, et le sacrifice déchirait mon cœur. » Frédéric-Guillaume III aimait à parler de son cœur, c’est encore une tradition de famille. N’oublions pas « qu’il se défiait de ses forces, que le terrible Napoléon l’effrayait, qu’il avait le pressentiment des malheurs qui lui étaient réservés. » — « Combien de fois, décrie Hardenberg, n’a-t-il pas maudit sa haute situation, soupiré après l’obscure destinée d’un simple particulier ! « Les flatteurs, les courtisans, les adjudans et les conseillers secrets, le désaccord entre le cabinet ou la cabale et le ministère, une politique louvoyante, honnête dans ses principes, louche dans sa conduite, une passion dangereuse pour les échappatoires, pour les biais, pour les moyens termes, pour les demi-mesures, voilà ce qui perdit la Prusse. Le 5 février 1806, Frédéric-Guillaume III commençait une lettre à Napoléon par ces mots : « Monsieur mon frère, je ne sais rien être à demi. » Hardenberg obtint que cette phrase malencontreuse fût biffée. Il ajoute en note : « Comment faire sortir ainsi le roi de son caractère, lui faire dire qu’il n’est rien à demi ? »

Il faut lire dans les Mémoires le détail minutieux, aussi instructif qu’intéressant, de toutes les négociations entreprises par le roi de Prusse. Il passait sa vie à traiter successivement ou simultanément avec la Russie et avec la France, concertant avec chacune d’elles la conduite à tenir dans tel cas donné, et se berçant de l’espoir que ce cas ne se présenterait jamais. Il transpirait toujours quelque chose de ces négociations secrètes, les défiances allaient croissant à Saint-Pétersbourg comme à Paris, et de plus en plus la politique prussienne, si désireuse de ne point se compromettre, se faisait une réputation de duplicité, s’attirait dans toute l’Europe un discrédit qui devait lui être fatal. Un habile qui fait des dupes y trouve son compte ; mais on se moque des gouvernemens qui, en biaisant, se dupent eux-mêmes. Le machiavélisme de