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thèse parfois ingénieuse, mais toujours plus ou moins désagréable au doux pays où fleurit l’oranger. Quand le Germain franchit les Alpes, soyez sûrs que ce n’est jamais ni pour la gloire, ni pour le salut de l’Italie, et ce que je ne me lasse pas d’admirer, c’est de voir les Italiens se montrer si pleins d’accueil envers ces étrangers, ces barbares qui les dénigrent, et ne respirer que sympathie à l’endroit de ces bons gros professeurs de Göttingue et d’Iéna venant s’installer et s’attabler chez eux pour leur débiter tranquillement, entre la poire et le fromage, qu’ils ne seront jamais une nation, que l’unité de l’Italie est une idée contre laquelle tout son développement historique proteste, que Machiavel avait raison de rire au nez de Veltori célébrant leur courage et leur patriotisme, et que Dante disait des Florentins de son temps qu’une loi édictée en octobre n’avait déjà plus de valeur à la mi-novembre !

L’ouvrage nouveau de M. Grégorovius sur Lucrèce Borgia se serait bien gardé de contredire à cette tendance, non que la haine de race ou de religion s’y affiche ouvertement ; l’écrivain auquel nous avons affaire est un habile et ne démasque point son jeu, il se contente de narrer et place le vif de sa polémique dans les gestes et les mœurs de ses personnages. Ici d’ailleurs le choix du sujet en dit assez ; « qu’il s’agisse du mythe ou de l’histoire, nous éprouvons, tous tant que nous sommes, je ne sais quel besoin de résumer toutes les vertus comme tous les vices dans certaines personnalités typiques[1]. »

D’accord, mais ces personnalités typiques, ne serait-ce pas mieux de les oublier au fond du ténébreux abîme que de leur tendre la perche pour les aider à remonter vers la lumière ? à quoi M. Grégorovius va nous répondre que ce qui constitue la vraie originalité des Borgia, ce qui motive l’espèce d’intérêt hystérique qu’ils excitent et leur succès à travers les âges, c’est justement ce fond de christianisme duquel ils se détachent avec violence, comme un singe noir velu sur un nimbe d’or. Supprimez l’horrible contraste, et le côté démoniaque disparait, et les Borgia reprennent la file des coquins vulgaires. Or, comme il convient à sa thèse que les Borgia soient la satire et la représentation vivante de l’église et qu’ils rendent indispensable la venue de Luther, notre Allemand se délecte à nous les peindre au naturel, et volontiers nous les ferait plus noirs qu’ils ne sont, s’il y avait moyen de noircir le diable. Tout au plus, M. Grégorovius éprouve-t-il une velléité de réhabilitation au sujet de Lucrèce, qu’il appelle, non sans émotion, « une victime de

  1. Lucrezia Borgia nach Urkunden tmd Correspondenzen ihrer eigenen Zeit, von Ferdinand Gregorovius, Stuttgart 1875. — trad. en français, Paris, 1876. Sandoz et Fischbacher.