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l’histoire. » D’un coup de poing bien appliqué, il renfonce dans sa boîte à surprise l’épouvantail traditionnel ; la virago-poignard-et-poison disparaît, et nous avons à sa place un second rôle de tragédie, une confidente, une complice même au besoin, mais l’élément virtuel, génial enlevé, on ne nous laisse qu’une cire molle que le crime pétrit à son effigie. La réhabilitation ne saurait d’ailleurs porter que sur certains points fort restreints. On peut en effet essayer de nous prouver que Lucrèce ne fut jamais une grande empoisonneuse de facto, comme Locuste, par exemple, la Tofana ou la marquise de Brinvilliers ; mais prétendre la disculper quant à ses mœurs devient une tâche plus ingrate. A chaque instant, le panégyriste trahit son embarras, et nous relèverions au passage des argumens bien précieux. Ainsi, dans les élancemens d’estime qui le travaillent, il recueillera toutes les dédicaces rimées en l’honneur de la belle dame, et lorsqu’il vous aura fait assister à cet unanime concert de louanges, il s’écriera d’un air triomphant : — A lire de pareilles choses, peut-on, je le demande, admettre que les poètes les eussent écrites, s’ils avaient jamais supposé que Lucrèce Borgia fût coupable des crimes dont on l’accuse ? — Or, ces poètes qu’un historien appelle en témoignage, qui sont-ils ? Bembo, les deux Strozzi, des amoureux, Arioste, le plus plat, le plus effronté des courtisans et le plus corrompu des hommes. Ouvrez son Roland furieux et vous y apprendrez que Rome a donné le jour à deux Lucrèce, mais que pour la beauté, comme pour la vertu, Borne préfère la moderne à l’antique. Et ce sont de telles raisons qu’on oppose, sans compter que l’auteur de ces jolis phébus était capable de pousser le cynisme jusqu’à chanter une églogue à la gloire de cet exécrable cardinal Hippolyte d’Este qu’il s’agissait, lui aussi, de réhabiliter d’un fratricide. Vrai chef-d’œuvre de poésie et de moralité, cette églogue où l’assassin est peint de couleurs séduisantes et la victime barbouillée de suie, et qui renferme également une enthousiaste apologie de Lucrèce, louée non point simplement pour sa beauté, pour son esprit, pour ses bonnes œuvres, mais pour son incomparable chasteté déjà célèbre dans le monde avant sa venue à Ferrare, c’est-à-dire sa chasteté au Vatican : objet rare !

Le livre de M. Grégorovius apporte en somme peu de chose à la discussion. Les faits qu’il nous donne sont connus de tous les esprits familiers avec l’histoire de la renaissance italienne. Je ne sais rien dans ce qu’il raconte qui ne soit dans les récens travaux publiés en Allemagne sur Florence et sur Rome, et particulièrement dans le troisième volume du grand ouvrage de M. de Reumont intitulé : Histoire de la ville de Rome. Pareille remarque peut se faire à