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portrait, non une tête de fantaisie, car on n’invente pas de ces physionomies : une belle femme avec les lèvres un peu grosses et les sourcils presque joints. — C’est en effet un Léonard, dit la marquise, et c’est le portrait de la trop fameuse Lucrèce Borgia[1]. » Hélas ! il faut en rabattre : ce portrait tant cherché ne se rencontre pas plus à Rome, où Mérimée croyait l’avoir vu au palais Aldo-brandi, qu’il ne se trouve à Modène ou à Ferrare, et pourtant les peintres les plus en renom à cette époque ont reproduit ses traits ; à Ferrare, on en comptait bon nombre : des Dossi, des Garofalo, des Costa ; Titien aussi doit l’avoir peinte, mais il semble que cette page se soit perdue. On a de lui à Vienne, dans la galerie du Belvédère, un portrait d’Isabelle de Gonzague d’Este, la rivale de Lucrèce en beauté. C’est un visage exquis, très régulier, du plus pur ovale, avec des yeux d’un brun foncé et respirant toutes les suavités de l’éternel féminin : quant à un portrait de Lucrèce par la main de ce maître, inutile de chercher ; celui de la galerie Doria à Rome, attribué à Véronèse, né seulement en 1528, doit passer pour une de ces mille inventions dont les galeries ont le privilège. Une autre curiosité de ce genre est une figure de grandeur naturelle représentant une amazone tenant un casque dans sa main qui se voit dans la même galerie et s’annonce à tous comme un portrait de Vannozza par Dosso Dossi. Tout au plus accorderait-on quelque vraisemblance au portrait que possède, à Ferrare, le directeur du cabinet des médailles, et cela non point à cause du nom de Lucrèce Borgia écrit au bas en caractères archaïques, mais parce que cette image se rapproche en certains traits de la médaille. Il y a là cependant encore bien des doutes, lesquels s’étendraient sur deux majoliques que leur possesseur, un Anglais résidant à Venise, se complaît à célébrer comme l’œuvre même du duc Alfonse, grand dilettante en ces matières. Ajoutons que cette hypothèse, s’appuyât-elle des preuves les plus authentiques, ne nous offrirait qu’un document assez médiocre, la majolique étant un art décoratif et de sa nature peu soucieux des ressemblances. Force est donc de s’en rapporter à quelques médailles gravées pendant la période de Ferrare. Une de ces médailles eut pour auteur Filippino Lippi, qui l’exécuta l’année du mariage de Lucrèce avec Alfonse (1502) ; le revers en est original et plein d’une douce ironie quand on songe à qui s’adresse tout ce symbolisme caractéristique. On y voit l’Amour aux ailes éployées, fortement attaché au tronc d’un laurier près duquel pend une viole et s’ouvre un cahier de musique. A l’une des branches de l’arbuste, son carquois flotte vide, et par terre gît

  1. Mérimée, Il Viccolo di Madama Lucrezia, dans les Contes et Nouvelles.