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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/256

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l’arc dont la corde est brisée ; légende : Virtuti ac formœ pudicitia prœciosissimum. Que nous chante cette allégorie ? Sans doute que la saison des amours folâtres est passée, et qu’il convient d’aller s’asseoir désormais sous le laurier des Este. N’importe, l’image, tant soit peu badine, s’adressant à toute autre femme, appliquée à Lucrèce Borgia, touche au naïf de l’âge d’or. A Voir cette tête charmante aux longues tresses dénouées, l’étonnement vous gagne ; impossible de rêver un contraste plus frappant que celui qui distingue cette effigie de l’image qu’on se représente de Lucrèce Borgia. Vous avez devant les yeux un visage enfantin d’expression un peu étrange et d’un profil joli sans rien de classique. « Lucrèce n’est point une beauté, écrit à Francesca Gonzague la marquise de Cotrone ; elle a l’aimable attrait, le dolce ciera. » Une existence légère et par la pente du plaisir glissant à l’infortune, voilà ce que l’air de ce gracieux visage vous raconte. Lucrèce Borgia ne relève pas de la tragédie, l’héroïne est au-dessous de sa destinée ; c’est une agréable personne, qui n’eût pas demandé mieux que de vivre honnêtement, et dont une atmosphère de crimes empoisonna les jours. Victime de fatalités inextricables, elle devait après sa mort avoir à répondre devant l’opinion des scélératesses dont le réseau avait enveloppé son existence. A peine morte, la flétrissure indélébile reparaissait à son front, et cependant Lucrèce n’avait guère vécu que comme une princesse de son temps. Sa première jeunesse seulement s’était passée dans l’horrible milieu de sa famille, et cette pestilence avait suffi pour stériliser à distance tout effort vers le bien. Chose étrange cependant, qu’un grand poète s’éprenant, — ainsi que d’ailleurs c’était son droit, — du type vulgaire et traditionnel, ait justement choisi la période de Ferrare, c’est-à-dire le moment même où la vraie Lucrèce, dégagée des erreurs du passé et n’entrevoyant pas encore les ombres de l’avenir, se profile en pleine lumière et presque rayonnante sous son nimbe d’apaisement, de piété sereine et d’humanisme ! Mais n’anticipons pas, et, certains de la retrouver plus tard charitable, dévote et bonne au pauvre monde, parcourons rapidement ses aventures conjugales.


II

Et d’abord, quels rapports de famille ! Rome fut toujours par excellence le sol propre aux ménages irréguliers ; mais, depuis que le monde est monde, pareil scandale ne s’était vu. Cette enfant, qui dès le berceau connaît son extraordinaire bâtardise et ne cessera d’être fille de cardinal que pour s’intituler fille de pape ! Dans le quartier de Ponte, l’un des plus vivans de la grande cité, à deux