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de l’époque, les Constance Varano, les Elisabeth d’Urbin, les Victoria Colonna. Théologie, philosophie, histoire, jurisprudence, mathématiques et médecine, ces femmes, comme le docteur Faust, avaient tout parcouru, tout étudié ; correspondre en latin avec les plus fameux professeurs, discourir sur les pères de l’église, composer de la musique et scander des vers, c’étaient jeux familiers et passe-temps ordinaires. Peut-être aurait-on mauvaise grâce à se monter la tête à propos de ce savoir réduit à des formules académiques et d’où la vie est absente, mais ces habitudes de haute culture intellectuelle rehaussaient le ton général, imprimaient à la conversation une méthode, un goût, je ne sais quoi de substantiel et de supérieur dont il semblerait que la tradition se fût transmise à nos salons du XVIIe siècle[1]. On prenait un thème, un sujet, on le traitait selon les règles, un peu à la manière des dialogues antiques, avec cette différence que les femmes s’y évertuaient de droit et de pleine compétence ; telle était la conversation de la renaissance, — science dont la France avait depuis fait un art si charmant et qui n’existe plus dans notre monde, où désormais une soirée est impossible sans un morceau de chant ou de piano qui Vienne à souhait combler les vides.

Rodrigue Borgia aimait à préparer de loin l’établissement de ses enfans, et jamais paternité ne s’afficha plus âpre que la sienne à ce devoir. Ses trois fils, dès leur premier âge, entraient dans la faveur d’Innocent VIII ; tandis que l’aîné, don Juan, poussait du côté de l’Espagne, César, homme d’église malgré lui, recevait le titre et la dotation d’évêque de Pampelune, et Geofroy, son plus jeune frère, un enfant de neuf ans, était nommé chanoine archidiacre de valence. Quant à Lucrèce, le cardinal rêva d’abord pour elle un mariage espagnol ; mais entre les fiançailles et la célébration de cette alliance, la papauté faisait irruption dans la famille, et ce qui naguère eût convenu à la simple fille d’un cardinal ne remplissait plus l’ambition de la fille d’un souverain pontife. Le 11 août 1492 eut lieu ce grand événement. Rome entière attendait, frémissait d’impatience aux portes du conclave ; mais dans la maison de Vannozza, chez madame Adrienne Orsini, quelle fièvre d’angoisses ! Vannozza désormais vivait à l’écart avec son mari, ce Canale, secrétaire de la Pénitencerie. Elle avait cinquante ans et ne demandait plus rien à l’existence, en dehors de l’accomplissement d’un vœu suprême : voir le père de ses enfans monter sur le trône de saint Pierre. Au palais

  1. « Ce qui est remarquable et vraiment distingué dans les romans de Mlle de Scudéry, ce sont les conversations qui s’y tiennent, et pour lesquelles elle avait un talent singulier, une vraie vocation. » Sainte-Beuve, Mademoiselle de Scudéry, dans les Causeries du lundi.