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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/261

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saint-père. D’un gentilhomme espagnol désormais on n’en voulait plus ; il fallait un prince. Jean Sforza, seigneur de Pesaro et neveu dû duc de Milan, se présente, et le pape l’agrée. Pour Lucrèce, son extrême jeunesse (elle avait treize ans) dispense ses parens de la consulter, et le mariage s’accomplit sans qu’elle proteste. Telle est d’ailleurs l’inertie inhérente à ce caractère que les choses se passeront toujours de même sorte. Cette union dura quatre ans. Alexandre, qui tient à fréquenter librement sa bien-aimée fille, l’installe dans une résidence voisine du Vatican. Là madame Lucrèce aura sa cour, dont la grande-maîtresse sera la complaisante Adrienne, qui, sur l’ordre de sa sainteté, quittera le palais Orsini pour venir vivre avec les jeunes époux, et l’étroit cercle de famille ne tardera pas à se compléter par la présence d’une personne également chère au cœur du souverain pontife. J’ai nommé Julie Farnèse.

L’adultère patent de la sœur attirait mille bénédictions sur la famille. Le frère de Julie, un jeune drôle fort renommé pour sa débauche, recevait la pourpre ; Rome l’appelait « l’Éminence-Cotillon. » Vainement le sacré-collège crie au scandale, que pouvait refuser aux caresses de la courtisane ce pape de soixante-six ans ? La belle Julie n’était plus désormais qu’un instrument de fortune aux mains de la race la plus férocement cupide. Ses parens exploitaient sa honte. Comment s’expliquer autrement que par l’intérêt les relations d’une si jeune femme avec un vieillard revêtu de ce caractère ? Quelle que soit l’attraction démoniaque qu’on prête à la nature d’Alexandre VI, le magnétisme devait avoir à cette époque beaucoup perdu de son prestige. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce commerce, né de la surprise et du rapt, s’établit ensuite pour des années. J’imagine qu’à l’outrage de la première heure un mouvement de pudeur succéda, et que, cette honte une fois bue, la vanité d’abord, puis la spéculation s’en mêlèrent. Ce chef auguste de la chrétienté, ce monarque spirituel et temporel devant qui Rome et l’univers s’humiliaient, le voir là devant soi, ému, asservi, prompt à se rendre à vos moindres caprices d’enfant gâté, — ce rêve de toute-puissance et domination, quand Julie ne l’aurait pas eu, les Farnèse à coup sûr l’eussent fait pour elle et pour eux. Julie avait à ce point dépouillé les scrupules qu’elle habitait le propre palais de Lucrèce ; nous l’y trouvons en 1492 accouchant d’une fille qu’on nomma Laure. « L’enfant passait officiellement pour être d’Orsini, mais par le fait il était du pape, et lui ressemblait singulièrement, adeo ut vere ex ejus semine orta dici possit. » Un rôle ingrat pourtant était celui du mari ; si dorée que fut la pilule, il n’aimait point à l’avaler devant tout ce monde. Il imita l’antique Amphitryon et s’éloigna,