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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/263

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comportait sobrement : il dînait et soupait d’un plat, pourvu que ce fût exquis. On sait que sur le reste sa modération laissait à désirer ; des bruits abominables circulaient, des histoires qu’on se refuserait à croire si le récit des ambassadeurs ne les attestait : — ce père, par exemple, vendant au pape sa fille mariée, et dont le gendre, un soir dans sa vigne, tranche la tête qu’il plante au bout d’un pieu avec cette inscription : « Ceci est la tête de mon beau-père, coupable d’avoir procuré sa fille au pape, ce qu’ayant entendu, le pape l’a condamné à l’exil avec la décapitation préalable. » — Les rapports du même envoyé vénitien parlent aussi d’une Espagnole, maîtresse du duc de Gandie, et que ce fils respectueux et désintéressé conduisit à son père avec l’aisance d’une validé offrant au padichah quelque Circassienne de haut prix. L’adorable princesse d’Aragon occupait aussi la renommée : à cette fille naturelle du roi de Naples les bonnes raisons ne manquaient pas pour mal tourner ; sortie de la plus vicieuse des cours, elle avait au plein de cette corruption romaine épousé un enfant. Le jeune et timide Geofroy lui semblait d’un bien mince attrait quand elle le comparait à ses aînés bouillans d’audace et d’ambition. Bientôt le duc de Gandie et César se la disputèrent, et la belle créature, déjà formée aux leçons de sa sœur Lucrèce, fut à l’un d’abord, puis à l’autre. Les Borgia ne comprenaient point différemment l’existence de famille et vivaient ainsi en patriarches ! A mesure que vous vous rapprochez davantage de cet effroyable milieu, vous devenez plus indulgent envers Lucrèce, en même temps que vous éprouvez quelque désappointement à la voir ressembler si peu au type héroïque traditionnel, tant en histoire le faux, l’absurde même est quelquefois plus vraisemblable que le vrai. Quels exemples, en effet, s’offraient à ses yeux journellement ! tous les vices marchaient à découvert en s’emmitouflant dans la douillette sacerdotale ; le loup féroce et le pourceau empruntant la peau de l’agneau sans tâche l un paganisme dépassant la fable antique, un culte dont les desservans sacrés étaient des êtres qu’elle ne connaissait que par leurs infamies ; son père le pape, son frère César le cardinal, molochs à double tête qu’elle retrouvait célébrant avec une onction dérisoire les mystères de l’Incréé, après avoir assisté quelques heures auparavant aux orgies qui se succédaient derrière la scène ! Ce qui caractérise les Borgia, c’est moins le nombre et l’énormité de leurs crimes que la situation exceptionnelle dans laquelle ces crimes furent commis. Ces tyrans-là n’étaient point en somme plus cruels que les autres despotes italiens de cette époque ; sous le rapport des félonies, du brigandage et des exécutions sommaires par le poison et par le fer, l’histoire des Visconti et des Sforza, des Malatesta de Rimini et des Baglioni