Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

odieux et révoltans, qu’après les avoir lus dans les dépêches on se refuse à les traduire[1].

Vers le même temps, un tragique et mystérieux événement s’accomplit. Alexandre VI chérissait entre tous son fils aîné, le duc de Gandie, et voulait lui tailler une principauté dans le patrimoine des Orsini. N’ayant point réussi, il essaya de le dédommager en le nommant duc de Bénévent, Quelques jours après (14 juillet 1497), le nouveau duc et son bon frère César dînaient chez leur mère, à sa vigne de Saint-Pierre-in-Vincoli, en compagnie d’autres seigneurs. Le repas fini, tous remontent sur les mules pour rentrer au palais apostolique. On arrivait aux environs de l’ancien palais Borgia, résidence actuelle du cardinal vice-chancelier, lorsque le duc prit congé de la bande et s’éloigna accompagné d’un seul écuyer et d’un homme masqué qui venait d’assister au festin sans se faire connaître, et qui depuis un grand mois se montrait chaque jour chez l’altesse. À la place des Juifs, le duc dit à son écuyer de l’attendre une heure et de s’en retourner ensuite au palais, s’il ne le voyait pas revenir ; sur quoi l’homme masqué, enfourchant sa mule, se mit en croupe, et tous les deux partirent au grand trot. Où s’en allaient-ils ? Jamais on ne l’a su. Le lendemain, au lever, les domestiques avertirent le pape que le prince n’était pas rentré. Alexandre eut une commotion dont bientôt il se remit, pensant que le duc se serait attardé à ses plaisirs et qu’il reparaîtrait le soir. La nuit vient, point de duc ; le pape, anxieux, ordonne des perquisitions. Un peu au-dessous de l’hôpital San-Girolamo, un Esclavon, nommé Giorgio, avait au bord du Tibre un chantier dans lequel il montait la garde. Mis en demeure de déclarer s’il n’avait aperçu personne pendant la nuit précédente, l’Esclavon répondit que, vers cinq heures, il avait vu venir par la ruelle, à gauche de l’hospice, deux hommes inquiets, allant de çà et de là, comme pour bien s’assurer que nul témoin indiscret n’observait la place. Ces hommes s’étant éloignés, deux autres avaient paru, sur un signe desquels un cavalier s’était avancé, ayant en croupe de son cheval blanc un cadavre dont les jambes pendaient d’un côté, la tête et les bras de l’autre. Parvenus au bord du Tibre, les camarades qui étaient à pied prirent le corps mort et le lancèrent au milieu du gouffre. Sommé de dire pourquoi il n’avait point aussitôt couru dénoncer le fait au gouverneur, le marchand répliqua que c’était peut-être le centième cadavre qu’il voyait ainsi jeter à l’eau, et qu’il avait pensé qu’on ne s’occuperait pas plus de celui-ci que

  1. D’après une dépêche de l’envoyé de Ferrare Costabili (23 juin 1497), Jean Sforza, parlant au duc Ludovic de ses rapports avec Lucrèce, aurait de la sorte exposé les faits : « Anzi haverla conosciuta infinite volte, ma che papa non se l’ha tolto per altro se non per usare con lei. »