Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/266

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des autres. Cependant nombre de pêcheurs fouillaient le Tibre. Vers la vesprée, on retrouva le duc ; il avait tous ses vêtemens, son manteau même, et dans sa bourse 30 ducats. Neuf blessures le balafraient, le mutilaient, aux bras, au ventre, aux jambes, et la gorge tranchée. En apprenant cette mort de son fils, jeté à l’eau comme une bête immonde, le pape eut un profond désespoir ; il s’enferma chez lui, pleura, et plusieurs jours se passèrent sans nourriture ni sommeil. Le temps seul adoucit un peu cette affliction. Au château Saint-Ange, des voix gémissantes, horribles, chaque nuit menaient leur vacarme, l’épouvante régnait à la cour et dans Rome, le spectre implorait vengeance, la victime dénonçait à cris redoublés l’assassin dont le nom circulait de bouche en bouche : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »

Ainsi la conscience publique interpellait César Borgia. Quant au pape, il ne posait pas même la question, sachant trop bien au fond de l’âme à quoi s’en tenir. Il oublia pourtant, assuma sa part de complicité morale dans le crime commis sous ses yeux, et de ce jour son terrible fils devint le maître, et lui seul gouverna sous le nom d’Alexandre VI. Qu’était-ce après tout qu’un fratricide dans de pareils rapports de famille ? D’ailleurs les hommes de la renaissance ne ressemblent en rien à ce que nous sommes. Ils ne connaissent ni l’opinion, ni ce que nous appelons aujourd’hui « le système nerveux. » La loi de conservation est l’unique loi, et chacun la pratique à son profit comme il l’entend. L’idée de distinguer entre le bien et le mal ne les prend même pas. Machiavel, après avoir raconté[1] l’anecdote de Jules II, s’aventurant dans Pérouse pleine encore des soldats de Gianpolo Baglioni qui vient de lui rendre sa ville, raille celui-ci d’avoir perdu là une si belle occasion d’exterminer son ennemi par trahison, et il termine par cette réflexion : « Ce trait, dont la grandeur eût infailliblement effacé la honte, ce trait l’aurait couvert de gloire, mais l’homme est ainsi fait qu’il ne sait jamais être bon ni méchant dans l’entière acception du mot. » Alexandre VI n’était qu’un voluptueux superbe ; chez César, l’ambition, passion déjà plus noble, prédominait : le père n’en voulait qu’aux jouissances de la vie, le fils n’aspirait qu’au pouvoir, et malheur à qui se trouvait sur son chemin, frère ou beau-frère, il supprimait tout sans sourciller ! Cependant Lucrèce avait épousé en secondes noces un prince de la maison d’Aragon qui régnait à Naples, et, dit-on, elle aimait son mari, le duc Altonse, jeune homme de dix-sept ans et d’une beauté rare, quand un brusque revirement des choses renversa ce bonheur domestique.

Alexandre ne se contentait plus d’adorer sa fille, il la

  1. Macchiavelli, Discorsi, t. 27.