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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/267

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consultait en politique et vantait partout le jugement et la présence d’esprit de la nouvelle duchesse de Biselli. A Rome, Lucrèce était une vraie puissance ; dame souveraine de Spolète et de Nepi, à la veille de posséder en fief Sermoneta, elle avait un train d’existence digne du rang qu’elle occupait. De Rome à sa bonne ville de Spolète, elle ne voyageait qu’en somptueuses caravanes, suivie d’une longue file de mulets chargés de coffres. La garde du palais du pape l’entourait, le gouverneur, les cardinaux et les prélats lui faisaient cortège. Au départ comme au retour, le pape assistait à ces triomphantes équipées. Les plus grandes dames et les plus nobles seigneurs d’Espagne et d’Italie rivalisaient de luxe et d’empressement dans ces cavalcades dont l’appareil royal passionnait la ville. Il y avait là cependant quelqu’un que tout ce bruit importunait, et ce quelqu’un n’était autre que le principal meneur de toutes les révolutions et de tous les crimes du Vatican. Depuis le 10 août 1498, César Borgia s’était démis de sa dignité de cardinal. Arrêtons-nous un moment à voir comme l’habit séculier sied à sa figure. Une dépêche de l’envoyé de Ferrare va nous renseigner : « Je visitai avant-hier César dans sa maison du transtevère, il partait pour la chasse en costume de cavalier : habit de soie, armes à la ceinture, et sur le dos une simple capeline comme en portent les jeunes clercs. Tout en chevauchant côte à côte, nous devisâmes quelque peu et du ton le plus familier. C’est un homme d’un génie supérieur, doué de très grandes manières ; il a tout à fait l’air d’un fils de prince : avec cela, beaucoup de bonne humeur et de gaieté, toujours en fête. » Notons l’air jovial, trait particulier d’Alexandre VI, qu’on ressaisit également chez Lucrèce, ce bon rire épanoui des âmes honnêtes, si bien à sa place sur des bouches pures et candides !

César Borgia n’avait qu’un désir, mais frénétique, — étendre partout ses possessions, devenir un puissant prince. Pourquoi rencontrait-il sur son chemin cet Alfonse d’Aragon, le mari de sa sœur, qui l’aimait, aberration étrange et sotte injure aux droits du père et du frère ! — Le 11 juillet de l’an 1510, une scène sanglante se passait sur la place Saint-Pierre : le duc de Biselli, assailli sur les degrés de la basilique, tombait grièvement blessé aux bras et à la tête. Environ quarante cavaliers étaient apostés là que les meurtriers rejoignirent s’enfuyant avec eux par la Porta-Pertusa. Alfonse fut transporté à Santa-Maria, son domicile conjugal ; d’enquête, il n’y en eut pas l’ombre, et comme on redoutait quelque tentative d’empoisonnement, le blessé ne prit sa nourriture que des mains de Lucrèce et de sa sœur. Alexandre avait tout de suite reconnu d’où partait ce nouveau coup. Décidément bon sang ne mentait pas. Peut-être aussi qu’à l’orgueil du père un peu de trouble se mêlait. A force