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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/269

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Lorsqu’en lisant la dépêche de l’ambassadeur vénitien vous venez de vous représenter les choses comme elles se sont passées, votre esprit reste confondu à l’idée du rôle que Lucrèce joue dans cette tragédie domestique. Son frère, qu’elle n’a que sujet de soupçonner et de craindre, entre de nuit chez son mari, et sans rien prévoir des sombres desseins du personnage, elle quitte aussitôt la place, emmenant dona Sancia, sa belle-sœur, et livrant ainsi la victime à la merci du misérable et de ses estafiers. On l’attaque, on le tue, elle cependant reste à l’écart, pas un élan pour sauver son époux, pas un cri d’alarme. Et pourtant elle l’aimait, ce prince d’Aragon, à Rome et dans leur résidence de Nepi, ils avaient ensemble vécu d’heureux jours dont le souvenir vibrait encore ; mais nous oublions que Lucrèce Borgia ne fut jamais une héroïne, et voilà que nous subissons à notre tour l’influence du préjugé. Une Médée, cette créature indolente et sans ressort, un tison embrasé, cette jeune femme qui de sa vie n’eut de passion, ô romantisme, ce sont là de tes coups ! Cœur médiocre, vicié, sinon vicieux, cire molle que deux ouvriers de Satan pétrissent à leur gré ! On dit bien qu’au lendemain du crime son indignation éclata ; eut-elle en effet le courage de se révolter contre le meurtrier, de défendre contre ces tyrans ses droits et sa propre dignité ? Est-il vrai, comme on le raconte, qu’elle osa traiter son frère d’assassin et poursuivre son père de ses larmes vengeresses ? Quoi qu’il en soit, César ne devait point tarder à trouver irritante la présence de cette sœur au Vatican. Le pape, toujours empressé d’obéir aux vœux de son fils, et, d’autre part, agacé d’un déploiement de tendresses posthumes qui réveillait en lui de secrets instincts de jalousie, Alexandre VI engagea Lucrèce à se rendre pour quelque temps dans sa bonne ville de Nepi.


IV

C’était une rupture. « Madame Lucrèce, sage et libérale personne, jouissait naguère de la faveur du pape, à présent le pape ne l’aime plus. » Ainsi prononce l’ambassadeur vénitien Polo Capello. A Nepi, la jeune veuve d’Alfonse d’Aragon allait trouver le paysage le plus conforme à sa triste pensée. Officielle ou non, la douleur ne saurait se mieux loger qu’au sein de cette nature de l’Étrurie volcanique et ravinée, avec ses sombres forêts de chênes, ses crevasses profondes, ses rochers noirs, ses pics abrupts de terre cuite au soleil et ses torrens qui roulent en mugissant au creux des vallées, tandis que des hauteurs la clochette des troupeaux et la flûte plaintive des pâtres leur répondent. Là du moins madame Lucrèce pouvait librement vaquer à son affliction et pleurer sans réserve ce