Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beau jeune homme que deux années durant elle avait appelé son époux. Dieu seul sait combien de temps ce grand deuil se fût prolongé ; heureusement César quitta Rome pour aller guerroyer, et Lucrèce y rentra pour ressaisir ses droits de favorite en attendant quelque prochain hymen.

Lucrèce était bien de sa race ; sans avoir l’imperturbable vitalité de son père, elle tenait de lui ce précieux fonds de belle humeur qu’on nomme la philosophie des bonnes gens, et que les méchans, paraît-il, peuvent également posséder par occasion. Sur ces tempéramens d’élite, le chagrin glisse et n’appuie pas. Quelques mois à peine s’étaient écoulés, et de l’âme de Lucrèce le spectre d’Alfonse s’effaçait pour faire place aux plus riantes images d’avenir. Dans cette jeune femme élégante et joyeuse, nul ne reconnaissait la veuve de l’aimable prince traîtreusement assassiné. La vie en effet la reprenait par tous les sens, et quel spectacle que cette Rome de la renaissance pour remuer les sens les plus alanguis et pousser aux émerveillemens la plus apathique intelligence ! La nature, l’art, l’histoire, tout est grand, de proportion démesurée, formidable ! L’art s’appelle ici Michel-Ange, et le crime Borgia ! Sur ce sol couvert des ruines de l’antiquité qui veut renaître et des monumens du moyen âge chrétien qui s’en va, l’esprit des temps modernes a soufflé ; de ces débris du passé, de cet amalgame de décombres, un monde nouveau se dégage, non sans d’effroyables convulsions. La destruction lutte avec les forces créatrices, les monstres qu’on signale aux bouleversemens du globe reparaissent englués dans ces fanges d’où la jeunesse universelle va sortir. Le même enfantement laborieux produira des crimes et des chefs-d’œuvre titaniques ; le bien, le beau, y sont, comme le mal, du plus grand style. La papauté s’empaganise à ce point que vous croyez voir en personne le diable d’enfer célébrant la messe sacrilège des nuits de sabbat, et, comme jadis, pour mieux hâter la fin des choses, la société romaine eut son Néron, vous avez Alexandre VI.

C’en est fait de cette société, de cette église, de ces cités, de ces républiques et de cette civilisation ; toute cette humanité-là roule aux abîmes qui vont à jamais l’engloutir. « La renaissance, écrit M. Grégorovius, sera toujours un des plus grands problèmes psychologiques de la civilisation, tant à cause des contradictions qui fermentent en elle que par le caractère démoniaque des individus. Une ardente fièvre de jouissance matérielle, intellectuelle, de beauté, de puissance et de renommée, y met en jeu toutes les forces, toutes les vertus, tous les vices. Vous diriez une bacchanale de la civilisation, et quand on dévisage les bacchantes, on les voit grimacer comme ces prétendans de l’Odyssée qui sentent leur fin s’approcher. » Grimaces, en effet, ces peintures dont par les ordres