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de la part de son gouvernement, non pas un traité d’alliance, mais purement et simplement de belles paroles, ce qui l’expose à chaque instant aux mauvais traitemens du terrible sire, lequel a la colère prompte et ne se gêne pas pour larder un homme à coups de stylet et le jeter ensuite aux oubliettes, cet homme fût-il cent fois sous la sauvegarde du droit des gens.

C’est le soir de leur première entrevue ; César s’épanche à cœur ouvert, il cause de belle humeur et d’abondance comme on fait avec un ami. « Secrétaire, dit-il, tu peux m’en croire, je suis innocent des projets qu’on me prête. Ces plans contre la république sont l’œuvre de ce traître de Vitellozzo, un drôle sans foi et sans courage. Moi, j’ai l’âme trop débonnaire, c’est ce qui m’a nui. Ce duché d’Urbin, en trois jours je l’ai conquis, et pas un cheveu n’est tombé de la tête de personne, et maintenant je les ai là debout contre moi, eux tous comblés de mes bienfaits ; ô ma clémence ! ma clémence ! » Ainsi bien avant dans la nuit, à la lueur des flambeaux, se prolonge l’entretien. Cependant le duc a beau faire montre de sa franchise et communiquer à l’envoyé de Florence les dépêches qu’il reçoit, ses plans restent impénétrables. Autour de lui tout est silencieux, mystérieux ; on dirait qu’il prépare un grand coup contre ses ennemis, et pourtant il ne cesse de négocier avec eux, corrompt à prix d’or et de cadeaux Pagolo Orsini, leur parlementaire. Celui-ci, de retour au camp, vante la bonté, l’aménité du seigneur duc ; bientôt les révoltés demandent à rentrer en grâce près de l’ancien maître et lui promettent de prendre Sinigaglia pour le dédommager d’avoir perdu Bologne par leur faute. Jamais César n’avait eu l’abord plus charmant, plus affable. Il congédie les troupes françaises ; quel besoin de ces étrangers, entouré comme il est de bons et fidèles amis ? Quelqu’un pourtant, — Machiavel, — l’a deviné. Il se demande si c’est croyable que cet homme puisse renoncer à sa vengeance, et ce qu’il entrevoit d’avance l’épouvante. Le duc bardé de fer monte à cheval, et lentement, sur la route de Césena, marche à la rencontre de ses amis. Là, par une matinée de décembre, Machiavel aperçoit sur la place du marché un billot jaspé de sang, près de ce billot une hache ruisselante, et près de cette hache un cadavre taillé en quatre morceaux : tout ce qui subsiste de messer Ramiro d’Orco, l’atroce lieutenant en Romagne, — son bras droit que le tyran vient de s’amputer pour le jeter en pâture à l’exécration populaire ; — ainsi, la nuée sanglante éclairant sa marche, il arrive à la porte de Sinigaglia. Après avoir passé la nuit précédente à Fano, où les divers capitaines demeurés fidèles à sa cause se sont distribué les rôles dans le drame qui va se jouer, les Orsini et Vitellozzo reçoivent César Borgia comme leur seigneur et maître. On est joyeux, on s’embrasse, on rit. Mais Vitellozzo se