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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/277

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tient à l’écart de la gaîté commune ; il est morne, abattu ; tout à l’heure, avant de se porter à la rencontre du duc, il a pris congé de tous ses amis.

C’est qu’en effet leur sort était réglé. A peine ont-ils mis le pied dans le château de la ville, que saisis, garrottés sur l’ordre de César, ils sont aussitôt égorgés. Sombre et terrifiant spectacle à ne pas s’effacer même de la mémoire d’un Machiavel ! Quel sentiment pensez-vous qui l’anime à ce sujet ? l’horreur du meurtre ? Pas le moins du monde. Cet acte infâme, loin de le révolter, l’attire, le séduit ; il l’analyse avec amour, s’y délecte ; on songe à l’abeille butinant sa fleur, non, plutôt à ces sbires qui, mandés sur les lieux où vient de se commettre un crime, tombent en arrêt devant un coup de couteau bien appliqué et, n’envisageant que la besogne prestement troussée, opinent que l’homme qui a fait cela n’est point un coquin ordinaire. Morale du temps, disions-nous ; hélas ! on voudrait le croire, mais les faits sont là qui, tout récens, nous déconcertent : souvenons-nous du 2 décembre et de cette opinion publique qui le lendemain, oubliant le crime pour l’œuvre d’art, s’écriait, comme Machiavel à Sinigaglia : « C’est bien joué ! »

Ce qui plaît surtout au secrétaire florentin dans cette tragédie, c’est l’astuce profonde du héros, son incomparable dissimulation. Selon lui, une bonne scélératesse correctement et magistralement ourdie vaut mieux que toutes les démonstrations chevaleresques, et là-dessus Machiavel est bien de son pays. « Que celui-là qui dans une souveraineté nouvellement conquise prétend vivre grand et redouté, — écrira-t-il dix ans plus tard, — que celui-là s’efforce d’imiter cet homme, » Et son enthousiasme ne fléchira que devant les événemens qui précipiteront la chute de l’idole. A la mort d’Alexandre VI (pendant l’automne 1503), il séjourne à Rome en qualité d’ambassadeur au moment où le conclave élève Jules II à la papauté. César, malade au lit de son côté, sentant que ses ennemis de partout le menacent, appelle à son chevet Machiavel et lui fait cet aveu : « J’avais paré d’avance à tout ce qui pourrait advenir au cas où mon père mourrait de mort subite ; seulement je ne m’étais pas avisé que moi-même, ce jour-là, j’aurais à lutter contre la mort. » Il demande un sauf-conduit pour traverser le territoire de la république et se rendre en France par Florence. — « Refusez, » écrit à la seigneurie l’impassible politique, et il ajoute froidement, sèchement : « Le bruit a couru hier que le pape avait fait jeter le duc dans le Tibre. Je n’oserais dire que ce bruit soit vrai, mais, s’il ne l’est encore, il le sera. » Et autre part : « Ainsi, par degrés, ses péchés l’ont conduit à l’abîme et an châtiment. » Le succès ! Machiavel ne reconnaît au monde que ce dieu. Tant que le crime se porte bien, il le salue et le maxime, mais gare à lui s’il tombe malade ; point de