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la décadence politique s’affirmait davantage, le goût des lettres et des arts tendait à croître. L’époque s’acheminait, par découragement, vers la culture intellectuelle et l’humanisme, et la résidence des seigneurs d’Este s’ouvrit la première à ce mouvement. Que pouvaient les Italiens sur un sol en proie à l’étranger ? Plus d’indépendance nationale, de liberté ; à Milan, à Naples, quand ce n’était pas l’Espagne, c’était la France qui commandait, la main à la garde de son épée et la mèche allumée. Que pouvaient, contre les lances des barbares et leurs arquebuses, ces Italiens jaloux, soupçonneux les uns des autres, incapables de jamais fraterniser ? Oublier l’action, la volonté, oublier tout dans la contemplation et l’ivresse de l’idéal, se soumettre, s’enfuir vers le paisible champ des arts, et là s’armer du ciseau, de la palette et de l’équerre, saisir la plume et créer des œuvres plus durables que le fer des envahisseurs. Peintres, poètes et savans allaient s’emparer de la scène, et la gloire qu’ils répandraient autour d’eux remplacerait, pour leurs sérénissimes protecteurs, l’éclat des armes et de la politique. Ainsi, quand s’éteignit l’esprit républicain, quand disparut la puissance des vieilles municipalités italiennes, on vit se former ici et là des centres aristocratiques, espèces de soleils attirant à leurs flammes des populations de lettrés et d’artistes en quête d’une cour qui les pensionnât, et tout un monde de beaux esprits désœuvrés ne demandant pas mieux que de se vouer au culte des Muses moyennant finance. Rappellerai-je tous ceux dont la société de Ferrare citait les noms avec orgueil ? Giraldi, Calcagnini, Tebaldo et Ercole Strozzi, le jeune Bembo, et comme bouquet Arioste. Il avait alors vingt-sept ans et jouissait d’un grand renom de latiniste et de poète comique. Étant donnés le climat du pays et le lyrisme particulier au temps, on se figure de quelle averse de poésie madame Lucrèce fut inondée. Il en plut sous toutes les formes : sonnets, tercets, distiques, épigrammes, acrostiches, épithalames. La fille d’Alexandre VI, toujours gracieuse, ramassait tous ces complimens et remerciait les auteurs de ce même sourire immuable dont elle repoussait naguère les mots à double entente et les gravelures des libertins jeunes ou vieux du Vatican.

À sa vue, tous les cœurs s’enflamment ; Arioste, qui se contente de la chanter, l’appelle la belle des vierges, pulcherrima virgo : c’est abuser et du latin et de la poésie, cette vierge avait eu déjà trois maris, sans compter père, frères, et le reste. Pour sa beauté, pulcherrima est aussi trop ; mais elle avait la grâce irrésistible et le piquant, dans le profil beaucoup de gentillesse, quelque chose d’enfantin avec des yeux de magicienne qui, disait-on, tenaient sous leur magnétisme le Cupidon endormi placé dans sa