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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/283

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les composés d’arsenic les plus solubles. Le poison lent des Borgia était donc l’acide arsénieux peu soluble ; le poison le plus violent était une de ces préparations solubles d’arsenic dont les effets sont si rapides qu’on pourrait presque dire qu’ils sont instantanés[1]. » J’ai lieu de supposer que la fameuse poudre blanche ayant goût de sucre, et qui, solide ou dissoute, agissait infailliblement, devait être une composition plus complexe. Il y avait l’acide arsénieux et puis encore quelque chose, un nescio quid, employé secundum artem dans les officines de l’antiquité romaine et du moyen âge italien, et que nous ignorons, nous autres modernes, car ce n’est pas parce que nous savons moins que les anciens, c’est au contraire parce que nous savons beaucoup plus, que l’art des empoisonnemens secrets a si notablement décliné. Tacite nous dit que Locuste mettait du génie à composer ses philtres ; elle pratiquait surtout l’art des mélanges, un art que nous avons perdu ou plutôt que nous avons voulu laisser se perdre. Elle associait les matières toxiques, usait avec un prodigieux instinct des substances tirées du règne végétal, ce qui ne l’empêchait pas de recourir dans l’occasion aux poisons minéraux. Le poison donné à Claude et le premier que prend Britannicus sont peut-être des composés minéraux, les effets qu’ils produisent sur les intestins semblent se rapporter à cette classe d’agens toxiques ; mais le poison qui frappe comme le. glaive, celui qui provoque des convulsions soudaines et simulant l’épilepsie, c’est indubitablement un poison végétal. La terrible acqua tofana, si renommée au XVIIe siècle, ne serait elle-même qu’une contrefaçon du poison des Borgia. C’est du moins ce que nous racontait ce soir-là, dans un entr’acte, le duc de Riario-Sforza, et je n’oublierai jamais l’expression hoffmanesque de ce petit vieillard revendiquant d’un ton paterne et doucereux les droits de sa famille sur une propriété de pareille espèce. Ce simple mot d’acqua tofana, qu’il prononçait du nez en le ponctuant d’une exclamation, vous émerveillait, et l’eau vous en venait à la bouche rien qu’à l’entendre célébrer l’appétissante limpidité du breuvage. Il suffisait de quatre ou six gouttes pour tuer un homme, caractère également propre au poison des Borgia, qui savaient graduer les doses au point de pouvoir annoncer l’époque fixe du dénoûment, car ces mélanges, dans la composition desquels entraient aussi la cantharide et le seigle ergoté, produisaient des maladies déterminées dont les jours sont en quelque sorte comptés.

Alexandre VI succombait aux armes mêmes qu’il avait tant maniées pour ses crimes ; le poison se retournait contre

  1. Ch. Flandin, traité des Poisons, t. Ier, p. 73.