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mariages espagnols, est de ne pas avoir démêlé la situation nouvelle de la France et compris les devoirs qu’elle imposait. Puisqu’un guide tel que M. le duc de Broglie, à l’entrée de ce détroit, annonçait une traversée périlleuse, ne fallait-il pas redoubler d’attention, assurer sa marche, se tenir prêt à toutes les manœuvres, tendre ou plier ses voiles selon la direction du vent, surtout prendre bien garde de ne pas laisser les mêmes mains se raidir au gouvernail ? Il y a des cas où la souplesse est le meilleur signe de force.

C’est ici que se rencontrent dans les pages de Stockmar les observations politiques dont je parlais tout à l’heure, observations, non plus d’un adversaire irrité, mais d’un philosophe attentif aux causes et aux effets. Stockmar, qui s’est trompé sur les détails de l’affaire parce qu’il les regardait de loin, a des vues originales et neuves sur l’ensemble parce qu’il le considère de haut. Il constate que depuis les mariages espagnols le système parlementaire de la France a été misérablement faussé. Ce n’est pas seulement la France qui est isolée en Europe par la rupture de l’entente cordiale avec l’Angleterre, c’est le roi et son ministre qui désormais sont isolés en France par la violation, non pas éclatante, mais continue, du régime constitutionnel. Isolés, qu’est-ce à dire ? Cela veut dire : isolés de l’opinion, séparés de la vie publique, privés des communications nécessaires avec la pensée du pays. Là aussi, l’entente est rompue. Quoi ! pour cette conclusion des mariages espagnols ? Était-ce donc une affaire à passionner le pays dans tel ou tel sens ? Non, certes ; mais après une négociation si longue, si laborieuse, après six années d’escrime diplomatique, après tant de péripéties, d’espérances, d’alarmes, de précautions inutiles, de résolutions sans cesse prises et reprises, le roi et son ministre furent comme enchaînés l’un à l’autre. Stockmar prétend que le roi se serait écrié un jour ; « Cela va trop loin, cela va fausser toute la politique de mon règne. » Je ne sais si cela est vrai ; ce qui est certain, c’est que le roi avait entraîné le ministre, et que le ministre, à son tour, entraînait le roi. Qu’arriva-t-il ? Que tous deux se trouvèrent liés pour toute la durée du règne. « Jusque-là, dit Stockmar, Louis-Philippe avait évité toutes les difficultés en se décidant à changer de ministère, alors même que ce changement lui souriait peu ; à partir de ce moment, il fut convaincu que M. Guizot était l’homme nécessaire, qu’il ne pouvait plus gouverner qu’avec lui et par lui. » C’est bien ce système qui a tout perdu, et voilà dans quel sens on a pu dire, malgré les dénégations intéressées de M. Guizot, que les mariages espagnols ont été indirectement une des principales causes de la révolution de 1848.


SAINT-RENE TAILLANDIER.