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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/377

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Jean, le vieux docteur Heim, eussent été d’incommodes témoins de ses agissemens ; aussi, sous prétexte que le froid climat de l’Allemagne ne valait rien pour la maladive enfant, s’était-il hâté de se soustraire à tout regard soupçonneux en partant avec sa pupille pour l’Italie.

Douze ans se sont écoulés. Mme Mollner a perdu les trois quarts de sa fortune, et son fils s’est fait professeur à l’université de N… Au moment où s’ouvre la seconde partie du récit, nous trouvons réunis chez Jean Möllner les principaux membres de la faculté de médecine et de philosophie ; parmi eux est le docteur Heim, qui occupe la chaire de pathologie, et qu’on n’appelle plus que « le Nestor de la science. » Un événement extraordinaire défraie l’entretien du docte cénacle : une jeune fille a demandé à suivre les leçons de la faculté et à y conquérir ses grades ; à l’appui de sa démarche, elle a envoyé un travail dont on donne lecture et qui a pour titre : des Mouvemens réflexes dans leurs rapports avec la liberté morale. Examen fait de l’écrit, on tombe d’accord que cet essai de physiologie révèle de très remarquables aptitudes ; mais là n’est pas le point sensible du débat : il s’agit de savoir quelle réponse sera rendue à la postulante, qui n’est autre, on le devine, qu’Ernestine Hartwich. Là-dessus un conflit d’opinions éclate. Après qu’on a bien argumenté pour et contre, il est décidé par cinq voix contre trois que, toute appréciation de capacité mise à part et uniquement pour le principe, les femmes demeureront exclues des cours de la faculté. La réserve introduite dans la formule de l’arrêt venait fort à point pour sauver d’une fâcheuse déconvenue l’infaillibilité intellectuelle de l’aréopage, car un instant après on apprenait par une lettre de sa magnificence, vulgo du recteur, que le lauréat jusqu’alors inconnu du dernier concours ouvert sur les phénomènes de la vision était non pas, comme on l’avait supposé, un des docteurs enseignans de l’université, mais bien Ernestine elle-même.

Les leçons de l’oncle Leuthold avaient donc porté fruit : la pupille avait en soi l’étoffe d’une savante. Par surcroît, la rachitique et laide enfant que les soins du vieux Heim avaient jadis sauvée de la mort était devenue une belle jeune fille, d’apparence toujours un peu maladive, mais d’un charme sévère et tout idéal. De retour en Allemagne, elle s’était installée avec son tuteur dans un vieux château, près du village de Hochstetten, à deux lieues de N… L’endroit avait été de tout temps malfamé ; les paysans prétendaient qu’il était hanté et s’en écartaient, craintivement comme d’une officine de sorcellerie. Cette considération seule eût suffi pour déterminer le choix de Leuthold, qui ignorait que les Möllner avaient quitté Unkenheim. Plus que jamais il avait besoin de mystère et de solitude ;