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il avait réussi jusqu’alors à tenir Ernestine en dehors du monde, à la rendre pour ainsi dire étrangère à l’humanité. Rompue à une discipline presque claustrale, la jeune fille, durant douze années, n’avait vécu que pour l’étude et la réflexion ; le regard pénétrant du maître n’avait jamais surpris en elle une velléité sérieuse de révolte ; mais un hasard ne pouvait-il à tout instant remettre en question le succès d’un plan si laborieusement mené ?

Les temps difficiles étaient venus en effet. Déjà c’était à l’insu de son tuteur et malgré ses formelles défenses qu’Ernestine avait fait sa démarche pour être admise aux cours de la faculté ; à son insu également elle avait écrit au bon docteur Heim, dont elle avait gardé un souvenir plein de gratitude. La jeune fille, surmenée par un travail opiniâtre, se sentait sérieusement malade et avait besoin de l’assistance d’un praticien émérite qui fût en même temps un ami. Au lieu de Heim, et par son consentement, ce fut Jean Möllner en personne qui, durant une absence de Leuthold, se présenta chez Ernestine. Il l’avait aperçue d’aventure un soir se promenant, d’un air pensif et fatigué, dans le jardin du vieux château, et à l’idée que cette jeune femme, si pleine de nobles fiertés, n’était autre que le petit lutin femelle qu’il avait jadis poursuivie comme un chat sauvage sur la ramure grinçante du chêne d’Unkenheim, tout un flot de souvenirs émus lui avait soudain monté au cœur.

L’entrevue d’Ernestine et du jeune homme dans la bibliothèque du château est racontée avec une sorte de charme mystérieux et une précision poétique de détails qui échappent à toute analyse. Jean, pour cette fois, ne se fait pas connaître ; mais, à l’abri du nom vénéré de Heim, il essaie de sonder dans ses replis la pensée de la solitaire ; il lui avoue qu’il vient en « médecin de l’âme » autant et plus qu’en médecin du corps, et comme l’ombrageuse Ernestine s’étonne du tour singulier que prend la consultation, il lui déclare sans ambages qu’il est un des membres de la faculté qui lui ont par leurs votes fermé le champ universitaire : non pas qu’il la range parmi ces femmes affolées d’orgueil pur qui veulent, coûte que coûte, tenir des rôles en vue sur la scène du monde ; il la connaît mieux qu’elle ne croit, il sait que l’amour de la science est le feu sacré qui l’enflamme ; mais, par la voie aride et périlleuse où elle chemine solitairement, peut-être se heurtera-t-elle à de grandes douleurs et à d’amères désillusions qui lui feront regretter de n’avoir pas pris un autre chemin. Devant un pareil langage, Ernestine ne sait que penser ; elle est tout ensemble émue et troublée ; sous la cuirasse dont son tuteur l’a revêtue, elle a senti comme une onde tiède courir dans ses veines. En vain se redresse-t-elle de toute la hauteur de son orgueil en face de cet adversaire