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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/383

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Cette analyse n’a suivi qu’un fil de la trame dont est composé ce long roman didactique. Pour avoir une exacte idée du talent que Mme de Hillern y a développé, il faut écarter la partie polémique de l’œuvre pour s’en tenir à l’exécution et aux détails de la mise en scène. À ce point de vue-particulier, le Médecin de l’âme fait bonne figure devant la critique. Dès que l’auteur se dégage des préoccupations doctrinales, sa plume excelle à trouver le point vital de la situation, la note juste du sentiment, le côté fin et délicat de l’analyse. Encore une fois, j’ai dû laisser en dehors de mon résumé trop succinct une foule de personnages et d’incidens épisodiques qui jettent cependant une vie singulière dans le récit ; il y a, entre autres acteurs secondaires du drame, un pauvre maître d’école de village qui est tout à coup atteint de cécité, et dont Mme de Hillern a su faire un type achevé de douleur contenue et souriante ; il y a aussi des aperçus d’intérieurs bourgeois, — tel est par exemple le ménage du professeur Herbert, — qui rappellent la façon nuancée et minutieuse de Charles Dickens dans ses tableaux de genre les mieux réussis. Et les paysans de Hochstetten, avec leurs passions et leurs préjugés, comme ils respirent et comme ils se meuvent ! Ah ! ce ne sont pas là des spectres de la caverne philosophique, ni de frêles figures prises au décalque. Et notez qu’il en est ainsi toutes les fois que le romancier, plantant là le dialecticien, se met à cheminer seul, à sa fantaisie. Leuthold lui-même n’est nulle part plus vivant que lorsqu’il laisse ses calculs et ses théories pour redevenir un homme comme un autre. Ses impressions physiques et morales durant son voyage en chemin de fer de Hochstetten à Hanovre, son entrevue avec sa fille Gretchen, qu’il n’a pas embrassée depuis des années, ses réveils de tendresse paternelle, ses remords, puis son arrivée à Hambourg, son arrestation, la série de scènes à la fois comiques et émouvantes qui marquent l’entrée de la pauvre Gretchen dans ce monde réel, dont les murs épais d’un pensionnat lui ont jusqu’alors dérobé la vue, tout cela est rendu avec beaucoup d’imagination et tout ensemble de naturel. Aussi ne chercherai-je pas loin ma conclusion. On a dit, je crois, de Mme Fanny Lewald, qui s’est posée, elle aussi, comme un écrivain à tendances, qu’elle disserte mieux qu’elle ne peint ; pour caractériser Mme de Hillern, il suffit de retourner le mot et de dire qu’elle peint beaucoup mieux qu’elle ne disserte : n’est-ce pas là en définitive une critique élogieuse pour le romancier, ce « demi-frère du poète, » comme l’appelle quelque part Schiller ?


JULES GOURDAULT.