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campagnes et des villes. Son talent rhythmique, sa sensibilité fine, son observation vive et juste, feraient merveille dans ce genre, où Pierre Dupont n’a réussi que rarement. En ce cas, nous demanderions seulement au poète d’emprunter au romancier quelques-unes de ces qualités, c’est-à-dire d’élargir son cadre, de donner plus de relief à ses types et de dramatiser davantage ses récits.

Un mot encore du poème de Sylvine, qui clôt le volume. Engilbert de Paulmy est un jeune noble que son père laisse en mourant dans un dénûment voisin de la misère. Il aime Sylvine, la fille d’un tisserand ; mais le père Roch, avec tout l’orgueil d’un plébéien travailleur, refuse sa fille au fils du noble, qui d’ailleurs est plus pauvre que lui-même. Alors le jeune homme, sautant à pieds joints par-dessus plusieurs couches sociales, se fait bûcheron pour gagner sa vie et obtient Sylvine du père réconcilié. La métamorphose. d’Engilbert de Paulmy en Lazare, le franc coupeur de chênes, est sans doute un peu brusque, et le saut qu’il fait de son château seigneurial dans un chantier de bois un peu hardi, mais le sentiment généreux, l’aspiration sincère, qui animent ce récit poétique n’en sont pas moins vrais. C’est le besoin qu’éprouve notre société vieillie de se retremper dans la vie simple et de reprendre des forces au cœur de la nature. Les plus beaux vers de ce poème sont encore consacrés à la forêt. On y trouve une description des métamorphosés de la forêt dans le cercle des quatre saisons, page d’une saveur et d’une ampleur virgilienne, que traverse un souffle des Géorgiques. La forêt est la véritable héroïne, la grande inspiratrice de M. Theuriet, et nous ne saurions l’en blâmer. Il a dit dans un de ses plus aimables récits, l’Automne dans les bois, si je ne me trompe : « Les forêts sont le cœur de la France. Un peuple qui n’aurait plus de forêts serait un peuple perdu. » Cette parole est matériellement et moralement vraie. La forêt n’est pas seulement le réservoir des eaux, le modérateur du climat, l’orgueil de la terre et le luxe du continent, elle représente bien autre chose encore ; elle est pour les hommes un réservoir de vigueur et de santé, une source de jeunesse et de vie, l’asile de la légende et du chant. Les forêts et les traditions qui couvraient notre vieille France n’ont plus laissé sur notre sol que de maigres massifs et dans la mémoire du peuple que des souvenirs confus, mais il en reste encore assez pour la reboiser et la rajeunir. Personne ne serait plus digne de commencer cette œuvre : que les poètes et particulièrement ceux qui, comme M. Theuriet, sont remplis de la sève du sol natal.

E. S.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.