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sont point écoulées comme de l’eau, sans laisser de traces sur la péninsule. La Macédoine n’a pas été comprise deux ou trois fois dans les anciens royaumes bulgares sans que le peuple de ce nom y ait pris pied. Dans l’intérieur de la province, les noms mêmes de lieux, des rivières ou des montagnes, témoignent de l’antiquité du séjour des Slaves. L’on sait qu’appuyés sur ces dénominations géographiques et plus encore sur des chants populaires plus ou moins authentiques[1], les Bulgares se regardent comme les plus anciens habitans de la Macédoine et de la Thrace, et à ce titre revendiquent pour eux-mêmes une bonne part de la civilisation hellénique d’Orphée à Alexandre le Grand et à Aristote. Si de telles prétentions sont peu soutenables, celles des Grecs sur la récente intrusion des Bulgares ne le semblent pas davantage.

Entre les deux moitiés de l’empire romain envahies presqu’en même temps par les barbares, il y a cette différence capitale que la Grèce n’a pu helléniser l’orient de l’Europe comme Rome a latinisé l’occident, ou encore que les invasions slaves ont plus entamé le territoire classique du monde grec que les invasions teutoniques n’ont entamé l’héritage classique de Rome. Les Slaves établis dans la presqu’île des Balkans n’ont, pour la plupart, pu être grécisés; au lieu de se confondre avec les Grecs de la péninsule, ils les ont peu à peu refoulés vers le sud ou cantonnés en quelques enclaves isolées[2]. Les rois bulgares ont étendu leur domination sur tout le centre de la presqu’île, sur la Macédoine en particulier; les empereurs grecs la leur ont longtemps disputée et l’ont plusieurs fois reconquise, en sorte que la lutte pacifique des deux nationalités pour la possession de cette province n’est réellement que la continuation d’une longue guerre à main armée. A prendre de haut l’histoire du bas-empire, on voit qu’elle se résume presque tout entière en deux séries de faits simultanés : la lutte contre l’islam, contre les Sarrasins, les Turcs seldjoukides ou ottomans en Asie, la lutte contre les barbares devenus chrétiens, contre les Slaves spécialement, contre les Bulgares en Europe. Entre le slavisme et l’hellénisme, la question de la Macédoine est dix fois séculaire. Depuis que les deux adversaires ont été courbés sous le même joug, la guerre entre eux, un moment suspendue par la commune servitude, a recommencé de nouveau. Les passions et les intérêts sont les mêmes, les armes seules ont changé. Chacun des deux antagonistes

  1. Les chants du Rhodope, publiés dernièrement à Paris par M. A. Dozon.
  2. Les Bulgares sont d’ordinaire regardés comme un peuple d’origine finnoise, rapidement slavisé après son établissement au sud du Danube. Un écrivain russe, M. Ilovaîsky, a récemment voulu démontrer que les Bulgares, aussi bien que les Serbes, avaient toujours été Slaves.