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l’Afrique, j’ai dû rester très loin de la vérité de peur d’être taxé d’exagération; mais en surfaire la cruauté et les calamités qui en résultent est impossible. Le spectacle que j’ai eu sous les yeux, — incidens communs de ce trafic, — est tellement révoltant, que je m’efforce sans cesse de l’effacer de ma mémoire. Je parviens à oublier parfois les souvenirs les plus pénibles, mais souvent les scènes épouvantables auxquelles j’ai assisté se représentent à mes yeux malgré moi, et me réveillent en sursaut, frappé d’horreur, au milieu de la nuit. »

« L’Afrique, dit Cameron, perd son sang par tous les pores. Un pays d’une fécondité inouïe, qui ne demande que du travail pour devenir le premier centre de production du monde, est dépeuplé par la traite et par les massacres qui l’accompagnent. Si rien ne vient mettre un terme à ces guerres d’extermination, le pays deviendra un désert absolument impénétrable pour les commerçans et les voyageurs. C’est une honte pour le XIXe siècle que de pareilles horreurs puissent continuer. Il est incompréhensible que l’Angleterre, dont les manufactures manquent de travail, laisse échapper une occasion si favorable d’ouvrir à ses produits un débouché aussi important. » Dans le consciencieux ouvrage de M. Berlioux, la Traite orientale, nous voyons que cet odieux trafic a encore, outre la région au sud de l’équateur, deux autres centres. C’est d’abord le Soudan, dont les esclaves sont amenés sur le grand marché de Kouka, dans le Bournou, et ensuite acheminés vers Mourzouk, capitale du Fezzan, et ainsi vers la Tunisie et Tripoli; en second lieu, c’est le Haut-Nil. Les cruautés commises dans cette contrée ont été souvent décrites par les nombreux voyageurs européens qui ont visité le pays, et récemment encore on pouvait accuser justement les autorités égyptiennes de Khartoum de tolérer et souvent même de favoriser la traite[1]. Des marchands arabes et des aventuriers européens s’avançaient dans le pays des Shillouks, des Dinkas et des Djours jusque vers Gondokoro, sous prétexte de chasser l’éléphant et d’acheter de l’ivoire. Ils commandaient une troupe de 200 à 300 mécréans bien armés, construisaient un séribah ou camp retranché ; de là ils opéraient des razzias parmi les tribus environnantes, incapables d’opposer une résistance sérieuse. Baker estimait le bénéfice moyen annuel de chaque séribah à 450 esclaves par an. Les chasseurs d’hommes reçoivent du patron une solde en têtes d’esclaves. On estime que la traite enlevait naguère encore de cette région seule 30,000 nègres par an, qui s’écoulaient dans tous les pays musulmans. Cela supposait une destruction d’environ 200,000 vies humaines. Le total des malheureux réduits en captivité et surtout

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1875, Un Voyage au centre de l’Afrique, par M. R. Radau.