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côte et transportés en Égypte et en Arabie, d’autres sont vendus sur les marchés intérieurs pour exécuter les travaux agricoles et domestiques; d’autres enfin servent d’intermédiaire aux échanges, de véritable monnaie. Dans toute la région entre la côte du Congo et le Tanganyka, le prix des objets est évalué en têtes d’esclaves comme autrefois il l’était en Europe en têtes de bétail. A différentes reprises, Cameron ne put rien se procurer parce qu’il n’avait pas la seule monnaie que l’on voulait recevoir en paiement. Les trafiquans se rendent dans les régions où l’ivoire est abondant et ils achètent en payant avec des esclaves. Pour revenir de Nyangwé à Benguela, Cameron a été obligé de faire la route avec des métis portugais qui emmenaient vers Bihé des troupeaux de ces malheureux[1].

A mesure que le commerce pénètre à l’intérieur et que les chefs contractent de nouveaux besoins, le fléau s’étend et fait plus de victimes. Pour dix esclaves qui arrivent à destination, cent individus périssent dans l’assaut des villages et le long de la route. Pour fuir les chasseurs d’esclaves, les indigènes abandonnent leurs habitations, se cachent dans la jungle, et retournent à l’état sauvage. Cameron a trouvé partout de ces infortunés dans les forêts qui bordent le Tanganyka. Livingstone a tracé un tableau navrant des ravages produits par la traite. En 1851, quand il visita la région du Nyassa, il y trouva une population nombreuse, cultivant avec soin un sol fertile et vivant dans un grand bien-être. Le climat était si beau, et les indigènes si doux, si laborieux, qu’il songea dès lors à y établir la colonie qui s’y est fondée récemment sous son nom. Dix ans après, quand il repassa dans le même pays, il ne le reconnut plus. Les villages avaient été brûlés, les cultures étaient abandonnées; les habitans avaient disparu, tués, emmenés ou cachés dans les jungles. Les ruisseaux, les buissons étaient encore remplis de cadavres et aux arbres pendaient des corps de femmes horriblement mutilés. Dans les derniers temps de sa vie, Livingstone était sans cesse poursuivi par ces horribles images. « Quand j’ai essayé, écrit-il peu de temps avant sa mort, de rendre compte de la traite dans l’est de

  1. Ce fait, rapporté par Cameron, a donné lieu à une protestation énergique de M. Texeira de Vasconcellos et de M. d’Andrade, au sein des chambres portugaises. En effet il serait injuste de rendre le gouvernement portugais responsable des horreurs commises par des métis et même par des nègres qui se disent Portugais parce qu’ils ont appris quelques mots de la langue portugaise pendant leur séjour dans les villes de la côte. Dans l’excellent livre, O Trabalho rural africano, du regretté marquis de Sa da Bandeira, on peut voir les mesures prises successivement pour assurer l’égalité de droits à tous les indigènes des colonies portugaises. Comme l’a démontré avec une véritable éloquence M. Texeira, le Portugal a adopté des lois aussi humaines que les pays qui prétendent lui donner des leçons. Toutefois les gouverneurs de ses colonies africaines pourraient veiller avec plus de soin à ce que l’on n’abuse pas du pavillon portugais pour couvrir un trafic odieux, sévèrement interdit par les lois.