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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/699

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ennemi, et de toutes les sciences c’est la plus nécessaire. Un curieux s’avisa un jour de questionner M. de Bismarck sur ce qui s’était passé entre lui et Napoléon III au cours de l’entretien qu’ils avaient eu ensemble après Sedan, « dans une très petite chambre, garnie pour tout meuble d’une table et d’une chaise. » Après un instant de silence, M. de Bismarck répondit en riant : « Figurez-vous qu’il croyait à notre générosité! » Napoléon Ier avait fait probablement une réflexion de ce genre quand le comte Döhnhof lui remit la lettre ou le placet de Frédéric-Guillaume III.

Les batailles d’Iéna et d’Auerstædt et leurs terribles conséquences dessillèrent les yeux de tous les Prussiens qui n’étaient pas des aveugles-nés. Ils découvrirent que leur pays était malade, qu’on ne pouvait le sauver que par les grands remèdes ou que, pour mieux dire, il fallait refaire la Prusse. Dans cette jeune et glorieuse monarchie encore pleine de la gloire du grand Frédéric, moins de cinquante ans après cette merveilleuse bataille de Lissa où trois heures avaient suffi à 36,000 Prussiens pour mettre en pleine déroute 80,000 Autrichiens commandés par le général Daun, on vit une armée passer en quelques jours d’une confiance excessive en elle-même à un découragement sans exemple, des officiers saisis de terreur panique, une infanterie rompant ses rangs, des cadres qui se dégarnissaient d’heure en heure, les soldats jetant leurs armes, les routes jonchées de fusils et de canons, un escadron se livrant à la merci de trois hussards qui l’emmènent prisonnier de guerre, des forteresses du premier ordre ouvrant leurs portes sans coup férir, la place de Stettin, munie d’une nombreuse garnison, d’une immense artillerie, se rendant à la sommation que lui adresse un officier de cavalerie légère. « Puisque vos chasseurs prennent des places fortes, écrivait Napoléon à Murat, je n’ai plus qu’à licencier mon corps du génie et à faire fondre ma grosse artillerie. » Hardenberg comparait cette lamentable déroute à celle d’un troupeau sans bergers, poursuivi par des loups ravissans. L’armée française ne rencontra aucun obstacle sérieux dans sa marche oblique, dont le succès fut si complet que l’armée prussienne, comme l’a dit l’historien du Consulat et de l’Empire, « constamment débordée pendant une retraite de 200 lieues, de Hof à Stettin, n’arriva à l’Oder que le jour même où ce fleuve était occupé, fut détruite ou prise jusqu’au dernier homme, et qu’en un mois le roi d’une grande monarchie, le second successeur du grand Frédéric, se vit sans soldats et sans états. »

Ce monarque sans soldats et sans états était un de ces souverains que le malheur grandit. Hardenberg le traite quelque part d’homme monosyllabique. Les rois qui ne parlent que par monosyllabes font d’ordinaire bonne figure dans l’infortune. Depuis qu’il eut rejeté l’armistice du 16 novembre 1806, Frédéric-Guillaume III montra une persévérance,