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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/700

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une fermeté de caractère qui lui concilièrent l’estime et la sympathie de l’Europe. Après la bataille d’Eylau, résolu à faire jusqu’au bout cause commune avec la Russie, il refusa la paix séparée que lui offrait le vainqueur, et quand il eut, après Friedland, la douleur de voir le tsar, son allié, faire bon marché des intérêts prussiens et se jeter dans les bras de Napoléon, il sut encore se taire; il se résigna, ii accepta courageusement son affreuse situation. L’œuvre de Frédéric II était détruite; la Prusse perdait ses provinces allemandes jusqu’à l’Elbe et ses provinces polonaises, elle était réduite à cinq millions d’habitans, elle avait à payer une lourde contribution de guerre, elle se demandait si elle réussirait à se mettre en règle avec son créancier et à reconquérir sur lui sa capitale. Le destin, si dur pour Frédéric-Guillaume III, répara ses rigueurs en lui faisant le plus précieux de tous les dons : il lui procura des hommes de cœur et d’intelligence, capables de rétablir ses affaires. Ils eurent le courage de tout dire, et le souverain eut le mérite de les écouter. Chose singulière, ces hommes providentiels étaient presque tous des étrangers. Le baron de Stein, cet intraitable libéral, dont l’écorce rude cachait une âme chaude, un esprit enthousiaste et un sens pratique peu commun, était né à Nassau. Scharnhorst, qui réorganisa l’armée et qui unissait une démarche indolente, un langage embarrassé à une grande netteté d’idées et à la vigueur de la volonté, était Hanovrian comme Hardenberg. Niebuhr était Danois. Altenstein, qui fit tant pour relever l’enseignement, Altenstein qui plus tard donna Hegel à la Prusse, était un Franconien, né à Ansbach, dans le temps où Ansbach n’avait pas encore été cédé par ses margraves à Frédéric-Guillaume II. Ces étrangers avaient épousé la Prusse, sans épouser les préjugés prussiens. Ils sapèrent par les fondemens le régime des mandarins, ils furent les régénérateurs de leur patrie d’adoption, à qui leur nom est demeuré cher.

La comtesse de Voss, cette grande-maîtresse de la cour de Prusse que nous avons déjà citée, vit à Tilsitt l’empereur Napoléon; elle eut l’honneur de causer avec lui. A la date du 6 juillet 1807, elle consignait dans son journal l’impression que lui avait faite le grand homme, et elle s’exprimait eu ces termes : — « Il est étonnamment laid; il a le visage gras, bouffi, basané. Avec cela, il est corpulent, petit et tout à fait sans prestance; il a de gros yeux ronds, qu’il roule d’une manière sinistre. L’expression de ses traits est la dureté, on dirait l’incarnation du succès. Toutefois sa bouche est bien taillée, et ses dents sont belles. » Hegel, qui avait vu Napoléon traverser les rues d’Iéna pour aller faire une reconnaissance, n’avait point songé à le trouver laid, et, avec sa naïveté de grand penseur et de philosophe de génie, il écrivait à Niethammer : — « C’est une étrange sensation que d’apercevoir devant soi, assis sur un cheval, l’homme du destin, qui porte en lui l’âme du monde, die Weltseele. »