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Les philosophes ont une autre façon de voir les choses que les grandes-maîtresses de cour. Comme Hegel, les hommes d’état prussiens qui approchèrent de Napoléon à Tilsitt étaient philosophes à leur manière, ils avaient lu Kant; ils crurent reconnaître sur le front du vainqueur d’Iéna la marqué « d’une incontestable supériorité et d’une énergie irrésistible. » Le 5 juillet 1807, Altenstein écrivit à Schöa : « Non, vous ne détruirez pas cet homme. Ce fut là ma pensée quand je le contemplai au milieu de son entourage. Il est envoyé de Dieu pour écraser ce qui est faible et pour réveiller ce qui est fort, er ist von Gott gesandt, die Schwäche zu zermalmen und Kraft zu erregen. » Hardenberg pensait à peu près comme Altenstein. Il estimait que les malheurs de la Prusse n’étaient pas un accident, qu’elle les avait mérites par ses fautes; il voyait dans l’incomparable capitaine qui l’avait vaincue un grand justicier, revêtu d’une mission divine. Cette mission consistait à réduire en poussière les institutions décrépites et les états vermoulus, à susciter partout des forces vives, qui un jour se retourneraient contre lui et le vaincraient. Le monde pourrait à la rigueur se passer des grandes-maîtresses de cour; mais heureux sont les pays qui à l’heure des catastrophes possèdent des politiques nourris de la lecture de Kant, des philosophes instruits dans la politique, et non moins heureux sont les princes qui ont d’habiles médecins et le courage de se laisser amputer un membre quand la gangrène s’y est mise. Frédéric-Guillaume III n’était pas un génie, Napoléon le traitait de médiocre caporal; mais ce caporal savait profiter des leçons de l’expérience et sacrifier ses préjugés au bien public. Il se prêta à l’essai des grandes mesures, des grandes réformes, qui seules pouvaient restaurer son royaume épuisé, saigné à blanc.

Napoléon l’avait mis en demeure de congédier Hardenberg, de se priver de ses services. Il en coûtait au roi d’éloigner de lui ce sage conseiller; mais il se réservait le droit de le consulter en secret, et il le pria de lui donner par écrit son avis sur la réorganisation de la monarchie. Ce fut à Riga, au mois de septembre 1807, que Hardenberg, après en avoir conféré avec ses amis Altenstein et Niebuhr, rédigea un mémoire de près de 100 pages, qui vient d’être publié pour la première fois et dans lequel il passait en revue toutes les réformes à opérer; il y ébauchait la Prusse de l’avenir, laissant à d’autres le soin de dégrossir l’ouvrage. Une partie de ce mémoire pourrait être intitulée : « Ce que les Prussiens doivent apprendre de leur vainqueur. » Les principes de la guerre, de l’administration, de la diplomatie, l’art de s’informer, l’art d’étudier les cours et les peuples étrangers par l’entremise d’agens, de commis-voyageurs en politique ou d’espions militaires, voilà ce que la France savait alors et ce que la Prusse ne savait plus. Mais Napoléon avait autre chose encore à apprendre à ses ennemis ; la révolution française