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En même temps que l’état prussien se mettra en peine d’instruire et de moraliser le peuple, il prendra à cœur les intérêts de la science et lui assurera cette liberté absolue dont elle ne peut se passer. La police napoléonienne étendait son empire sur l’église, sur l’université, sur les consciences, sur les dogmes, sur les pensées; elle classait toutes les idées en idées utiles, qu’elle protégeait en leur appliquant son estampille et le bénéfice du cours forcé, et en idées dangereuses, qu’elle proscrivait comme la fausse monnaie; la science et la religion étaient pour elle deux chapitres de l’art de gouverner les hommes. « La France d’aujourd’hui, disait Altensiein, a un gouvernement fondé sur la force, et ce gouvernement ne protège les sciences qu’en tant qu’elles peuvent lui servir; il les emploie à ses fins, il les réduit à l’obéissance. La science se vengera quelque jour du maître qui la tient en servitude. » On sait le mépris que nourrissait Napoléon pour l’idéologie et les idéologues. Il n’avait pas compris que ce sont les abstractions qui mènent le monde; cependant il leur attribuait le pouvoir de susciter des ennuis sérieux aux autorités constituées, aussi son mépris était-il mêlé d’aversion et d’inquiétude. Du fond de la Prusse orientale, un mois et demi après la bataille d’Eylau, il envoyait à Fouché l’ordre d’expulser de Paris la femme illustre qui venait d’écrire Corinne, et il recommandait à l’archi-chancelier Cambacérès de veiller à l’exécution de cet ukase. Au lendemain de Friedland, les Hardenberg et les Altenstein souhaitaient que leur pays devînt la patrie ou le refuge de l’idéologie, ils rêvaient de fonder à Berlin une université où la science aurait ses coudées franches et qui serait une arène ouverte à tous les systèmes, à toutes les discussions. Ce sera l’éternel honneur du règne de Frédéric-Guillaume III que dans la plus affreuse détresse financière il ait su trouver des ressources suffisantes pour inaugurer dès 1810 cette université qui a fait de Berlin la capitale scientifique de l’Allemagne et l’a préparé à devenir sa capitale politique. Qui dira de quel poids elle a pesé dans les destinées de la Prusse? qui dira la part que Fichte a pu avoir dans la guerre d’indépendance, les services que Hegel a rendus à la grandeur des Hohenzollern?

Emprunter à Napoléon les idées égalitaires qu’il représentait et défendre contre lui les idées libérales de 89, dont il était l’ennemi, concilier les nouveaux principes d’organisation militaire avec la formation d’une armée vraiment nationale, les traditions du protestantisme avec la liberté philosophique du XVIIIe siècle, le patriotisme avec l’idéologie, la religion avec la science, la loyauté royaliste avec un peu d’enthousiasme jacobin, telle était la pensée de Hardenberg et des hommes remarquables qui l’entouraient. Ils avaient entrepris une œuvre de longue haleine, leur courage comme leur patience furent mis à de rudes épreuves. On est porté à croire que les réformes s’opèrent plus facilement dans une monarchie que dans une république démocratique. Toutes les formes