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qu’elles s’étaient accomplies! Faut-il donc croire que ce peuple sceptique et railleur, accoutumé et indifférent à tout, qui ne s’étonnait et ne s’indignait de rien, qui répondait aux emportés de tous les partis par un che volete? ou un chi lo sa? soit devenu tout d’un coup enragé de politique? C’est un changement qu’on a grand’peine à comprendre. On ne revient pas de sa surprise lorsqu’on voit que les enseignes elles-mêmes contiennent des professions de foi, et que les coiffeurs s’intitulent pompeusement parruchiere nazionale, lorsqu’on lit les réclames électorales et les boursouflures démocratiques qui couvrent les murailles. Voilà certes de grandes nouveautés et qui risquent fort de n’être pas du goût de tout le monde. On ne peut s’empêcher de se demander ce qu’en penseront et ce qu’en diront ces admirateurs jaloux que Rome a possédés de tout temps, qui veulent qu’elle reste comme elle est, qui disent qu’on la gâte quand on y change la moindre chose, et qui criaient déjà que tout était perdu dès qu’un magistrat trop zélé s’avisait d’y faire un peu mieux balayer les rues ou d’y allumer sournoisement quelques réverbères.

Empressons-nous pourtant de les rassurer ; tout n’est pas aussi perdu qu’ils peuvent le croire, et le changement est plus à la surface qu’au fond. Les quartiers populaires ont conservé presque partout leur ancien aspect. Si, par exemple, après avoir parcouru le Corso, on poursuit sa promenade au-delà de la place de Venise, à travers les rues escarpées qui mènent au Forum, on retrouve tout à fait l’ancienne Rome. Ce sont bien les mêmes maisons qu’on a vues autrefois, aussi vieilles et aussi sales. Les madones sont restées à leur place, au-dessus de la porte d’entrée, et l’on n’a pas cessé d’allumer pieusement devant elles une lanterne tous les soirs. Si par hasard on lève un peu plus haut les yeux, vers les larges fenêtres sans rideaux, on est sûr d’y trouver assez de loques étendues pour contenter les amis les plus exigeans du pittoresque et de la couleur locale. Les cabarets, qui ressemblent à des caves, avec leurs grandes portes ouvertes, contiennent toujours ces joueurs nonchalamment accoudés sur la table, auprès d’un fiasque d’Orviète, et tenant des cartes grasses à la main. Quant aux osterie qui longent la rue, je ne crois pas qu’elles aient beaucoup changé d’apparence depuis l’empire romain, et je songe en les voyant à ces unctœ popinœ dont l’odeur réjouissante causait tant de plaisir à l’esclave d’Horace.

Nous voici donc déjà, avec un peu de complaisance, en pleine antiquité. Si nous voulons que l’illusion soit encore plus complète, s’il nous plait d’avoir un moment ce qu’on pourrait appeler la sensation véritable de Rome, celle que nos pères ont éprouvée en la visitant, celle qu’ont décrite Chateaubriand et Goethe, allons un peu