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Le fait est que rencontrer Jeffrey était une rare bonne fortune pour le jeune humaniste américain qu’attiraient les réputations littéraires de l’ancien monde. Il y avait tout au plus douze ans, dans la vieille ville tory d’Edimbourg, en compagnie de Sydney Smith, de Horner et de Brougham, Jeffrey avait lancé le nouveau recueil dont les opinions libérales, la critique impartiale, avaient obtenu tout de suite une notoriété que la presse semi-périodique ne connaissait pas encore.

George Ticknor s’embarqua pour l’Europe le 16 avril 1815, en compagnie de quelques amis, M. et Mme Perkins, — cette dernière avait été remarquée par Talleyrand, durant son exil aux États-Unis, comme l’une des plus belles personnes qu’il eût jamais vues, — M. Edward Everett, professeur à Harvard Collège et plus tard l’un des hommes d’état les plus distingués de l’Union, les deux fils de John Quincy Adams qui allaient rejoindre leur père, ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Ils étaient tous partis, convaincus que l’Europe était en paix et que Louis XVIII régnait tranquille aux Tuileries. En vue de Liverpool, le pilote leur apprit le retour de l’île d’Elbe; cet événement imprévu ne leur promettait rien de bon. Les fédéralistes étaient par principe aussi hostiles à l’empire que les tories anglais. Aussi quel ne fut pas l’étonnement de Ticknor en reconnaissant que l’opinion était loin d’être unanime dans la Grande-Bretagne. A Liverpool, on ne voulait pas recommencer la guerre. Sur le chemin de Londres, il s’arrête quelques heures chez un savant érudit, le docteur Parr, qui lui dit : «Monsieur, je croirais manquer à mon devoir si je me mettais au lit le soir sans avoir prié pour le succès de Napoléon. » Bien plus, sir James Mackintosh avait écrit pour la Revue d’Edimbourg, que notre voyageur appréciait tant, un article fort bien fait en vue de démontrer qu’il fallait éviter la guerre, parce qu’elle serait désastreuse pour l’Angleterre. Le numéro de ce recueil était imprimé, prêt à être distribué, lorsque les nouvelles de Waterloo arrivèrent à l’improviste. L’article fut remplacé à la hâte par une dissertation sur la phrénologie. Ticknor se trouvait en visite chez lord Byron au moment où l’on vint annoncer à celui-ci la victoire de Wellington. « j’en suis vraiment désolé, s’écria le grand poète; je ne vivrai donc pas assez pour voir la tête de Castlereagh sur un poteau. »

Au surplus, il n’avait pas traversé l’Océan dans un dessein politique. Les arts, la littérature, les sciences, voilà ce qui l’intéressait. S’il n’avait qu’un mois à donner à Londres, du moins il y arrivait à la meilleure époque de l’année, au milieu de ce qu’on appelle la saison, lorsque le parlement est assemblé et que toutes les sommités sociales sont réunies dans la métropole. Tout était nouveau pour lui, aussi bien dans la campagne, dont les cultures bien soignées le ravissaient,