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années de guerres civiles. Le tableau que l’on nous en trace ici est si noir que le lecteur voudrait le croire inexact. Le roi est vulgaire, insolent, brutal envers ses serviteurs et ses ministres. Le marquis de Santa-Cruz, un grand d’Espagne, homme de goût et de talent, lui a proposé de former une galerie de tableaux en réunissant les toiles éparses dans les palais royaux ; il y a là des trésors incomparables. Il y a consenti, non point qu’il soit appréciateur des belles œuvres, mais parce qu’il préfère un beau papier de tenture aux vieux cadres qui pendent le long des murailles. Ticknor a été présenté à la cour; il fait entendre qu’un étranger à Madrid ne peut s’en dispenser. Le roi ne lui parle que du saint-père. Les membres de la famille royale sont incapables de soutenir la moindre conversation. Le gouvernement se fait à coups de décrets auxquels personne ne se croit tenu d’obéir, pas plus les fonctionnaires que les autres citoyens. Le ministre des finances a-t-il besoin d’argent, on décrète une nouvelle taxe ; les contribuables n’en paient guère que le tiers, et l’on s’en tient là. Il y a une sorte de convention tacite entre le gouvernement et les agens qu’il emploie que le roi rendra des décrets et qu’il sera permis au peuple de ne pas obéir. De cette façon, on n’a pas à craindre d’insurrection; mais si les ministres voulaient mettre à exécution la moitié de ce qui est prescrit, il y aurait une révolte dans la quinzaine. Aussi les abus sont-ils nombreux dans l’administration. On n’a pas découvert un autre moyen de les réduire que de tarifer les dispenses et de légaliser les concussions. Être regidor avant dix-huit ans est interdit par la loi ; c’est permis contre paiement d’une taxe de 300 à 400 ducats. Pour se faire juger par la cour suprême, il fallait payer les juges et leurs serviteurs ; maintenant on l’obtient en versant 750 ducats au trésor. Du reste point de police politique ; « ce gouvernement n’est pas assez civilisé pour faire usage d’une machine si délicate. » Peu d’alguazils dans les rues en plein jour ; moins encore la nuit. Il n’y en a point besoin. Le populaire n’est pas enclin aux délits, larcins, querelles, orgies, que la police des rues a mission de prévenir. S’il se commet un crime, c’est avec audace et devant tout le monde, comme le comporte le caractère national.

L’inquisition n’est plus qu’un épouvantail; elle n’a d’influence que sur l’instruction publique et sur la presse. Peut-être est-elle un peu plus active dans le sud de la Péninsule. Tout au moins elle s’y donne parfois la satisfaction d’afficher un décret de condamnation contre l’hérésie de Martin Luther. Parfois aussi elle fouille les papiers des étrangers. Ticknor avait pris la meilleure sauvegarde contre de telles contrariétés : outre qu’il n’affichait point ses opinions religieuses, il savait toujours se faire des amis parmi les ecclésiastiques.