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Il s’imagine bien que ceux-ci veulent le convertir; mais, comme leurs instances sont fort discrètes, il ne s’en émeut guère. La critique est sévère, on le voit; toutefois le narrateur est forcé de convenir que, malgré l’inquisition et les concussions, sans police et sans tribunaux sérieux, ce gouvernement suffit au peuple espagnol; il n’y en a pas de plus tranquille, de plus loyal, de plus obéissant. La corruption est à la surface, elle n’a pas pénétré la masse.

Quant aux établissemens d’instruction ou d’intérêt public, il y a peu de chose à en dire. L’hôpital est mal tenu; les étudians y sont rares, quoiqu’il y ait cinq professeurs, avec des instrumens de chirurgie de forme antique et de livres de l’autre siècle. Le droit s’enseigne, ainsi que la médecine, aux universités d’Alcala et de Salamanque; on y va pour la forme s’y procurer un diplôme de médecin ou d’avocat. La bibliothèque est riche en livres et en médailles, si riche qu’il a fallu entasser dans un grenier ce que l’on jugeait le moins précieux. Le voyageur prend un volume au hasard dans ce tas mis au rebut ; c’est la Mécanique céleste de Laplace. Par compensation les musées de peinture sont splendides. Qui s’en étonnera dans la patrie de Velasquez et de Murillo? Ce qui vaut mieux encore, l’instruction primaire est universelle; les écoles sont nombreuses, gratuites ; l’on y apprend jusqu’au latin. Il est rare de rencontrer un Espagnol qui ne sache pas lire et écrire; mais au-delà de cet enseignement élémentaire, il n’y a rien : les moines, qui sont les instituteurs de toute la Péninsule, ne désirent pas que l’on en apprenne davantage. Malgré tout, ce peuple espagnol, avec tous ses défauts, plaît au voyageur américain. Il y découvre de l’originalité, de la poésie, de la vigueur sans barbarie, de la civilisation sans débauche. « Ce qui serait ailleurs roman ou fiction est ici la vérité ; pour tout ce qui a trait aux mœurs, Cervantes et Lesage sont des historiens. En franchissant les Pyrénées, vous ne passez pas seulement d’un pays dans un autre pays, d’un climat à un autre climat; vous reculez de deux siècles en arrière, jusqu’aux temps poétiques que nous ne connaissons plus que par les récits de nos ancêtres. »

Ceci est pour le peuple. Les hautes classes ont, comme de juste, pris plus ou moins les façons des autres pays d’Europe. Dès qu’il sut assez d’espagnol pour les besoins de la conversation courante, Ticknor se fit présenter dans les salons de Madrid. Ces réunions ne ressemblent pas du reste à nos soirées françaises. Presque tous les hommes fument, presque tous sont assez mal mis, bruyans, rudes, parfois grossiers. La seule distraction admise est le jeu, auquel tout le monde se livre avec passion; partant point de causeries, peu