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intimité entre un royaliste de vieille roche et un partisan de Washington n’est-elle pas un trait curieux de la vie du personnage dont on raconte ici les aventures?

Quatre mois de séjour lui avaient appris tout ce qu’il désirait savoir. Il voulait maintenant revenir en Angleterre en passant par l’Andalousie et par Lisbonne. Cette fois il voyageait en poste, avec le courrier de la malle, tous deux montés sur de petits chevaux toujours au galop que l’on relayait d’heure en heure. Les journées de 60 à 70 milles ne le fatiguaient point, d’autant plus qu’il s’arrêtait dans les villes dont l’histoire ou les monumens présentent quelque intérêt. Il traverse de cette façon Aranjuez, Ocaña, la Caroline, Cordoue, bien accueilli partout, grâce aux recommandations qu’il avait emportées de Madrid. L’existence patriarcale des grands seigneurs andalous qu’il visite en route lui plaît beaucoup. Ces ducs et ces marquis, un peu trop ignorans, mais hospitaliers, habillés à la mode du pays, vivant dans une intime familiarité avec de vieux domestiques élevés dans leur palais, c’est un spectacle qu’il n’a vu nulle part. A Grenade, il va droit chez l’archevêque, auquel il apportait une lettre du nonce. Ce vénérable prélat le prend avec brusquerie par le bras, le mène dans une aile de son palais, lui en donne la clé et lui dit : « Ces chambres, monsieur, sont pour vous; ce domestique est à votre service aussi longtemps que vous resterez à Grenade. Vous en profiterez ou vous n’en profiterez pas, cela m’est égal. De plus, je dîne à deux heures : votre couvert sera toujours mis, mais je ne me plaindrai pas si vous ne venez pas, car il ne faut faire que ce qu’il vous plaît. » Un lettré tel que Ticknor ne pouvait entrer dans ce palais sans évoquer le souvenir de Gil Blas; mais le bon archevêque n’écrivait pas d’homélies, et le secrétaire, un petit abbé sans intelligence ni talent, ne ressemblait par aucun côté à son prédécesseur légendaire ; sa seule prétention était d’avoir des autographes de tous les apôtres.

Le brigandage régnait encore en Andalousie à cette époque. Pour aller de Grenade à Malaga, Ticknor se joint à une caravane de marchands. Parmi ses compagnons de route se trouvait un comte Polentinos, dont il avait fait connaissance au palais archiépiscopal, qui était venu de Madrid pour un procès pendant depuis deux cent onze ans. Le comte Polentinos venait d’obtenir un arrêt qui lui donnait gain de cause; cependant il avait lieu de craindre que l’adversaire n’eût encore un motif de cassation. Telle était la justice espagnole. Mais il faut abréger, d’autant plus que ces pays sont aujourd’hui si connus que la relation d’un voyage n’a plus pour nous l’attrait de la nouveauté. De Séville, il fallait gagner Lisbonne : la route ordinaire par Badajoz était infestée de voleurs; Ticknor, sachant que les autorités régulières ne le protégeraient pas, prit bravement