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le parti de se joindre à une troupe de contrebandiers qui portaient des dollars de Séville à Lisbonne et rapportaient en échange des marchandises anglaises.

« Je les rejoignis au coucher du soleil, à l’endroit où ils bivouaquaient pour la nuit. Ils étaient au nombre de vingt-huit avec quarante mules, de braves gens, pleins de cœur, armés chacun d’un fusil, d’une paire de pistolets, d’un sabre et d’une dague, étendus par groupes sous des chênes-lièges ou occupés à faire cuire leur souper. Je me fis aisément à leurs manières; me couchant sur ma couverture, je mangeai de bon cœur et dormis aussi tranquillement que le plus hardi d’entre eux. Le matin, nous fîmes tout à fait connaissance. Dans ce voyage de huit jours à travers un pays peu fréquenté, où nous évitions toute habitation, il s’établit entre eux et moi une véritable intimité. Ces guides, bons et fidèles, me montrèrent un aspect de la nature humaine auquel je n’avais jamais pensé. Il y en avait deux qui étaient des hommes de talent; ils m’initièrent aux principes et aux sentimens de leur corporation, à leurs opinions politiques et religieuses, bien en rapport avec leur situation sociale. Cette sorte de conversation fut mon principal amusement. La contrée était triste et mélancolique. Nous ne recherchions point les grandes routes : de temps en temps nous ne rencontrions un sentier ou un chemin de traverse que pour l’éviter; nous étions dirigés par l’instinct des guides plutôt que par leur expérience. En ce qui me concerne, j’ai rarement passé une semaine plus agréable. La nouveauté de la situation, l’étrangeté du pays me plaisaient : dormir à la belle étoile, sauf une nuit passée chez le chef de notre bande, dîner sous un arbre, vivre en bon camarade avec des gens que la loi condamne à être fusillés ou pendus, mener huit jours durant la vie vagabonde d’un Arabe, cela me donna bien vite la magnifique insouciance de mes compagnons. Bref, je fus gai tout le temps et ne trouvai point la route longue. En arrivant à la frontière de Portugal, je dis adieu au seul pays du monde où cette vie soit possible, au seul pays où la protection des contrebandiers soit préférable à celle du gouvernement. »

Cinq semaines après, il rentrait en Angleterre, s’émerveillant du contraste qu’offrent les environs de Londres en comparaison des plaines nues de la Castille. Il lui tardait de repartir pour son pays natal ; mais il lui était nécessaire auparavant de se composer une bibliothèque de livres espagnols. Les librairies de Madrid et de Lisbonne étaient si dépourvues qu’il se vit obligé de revenir à Paris pour y compléter ses acquisitions. Au retour de ce long voyage d’Italie et d’Espagne, Ticknor était, peut-on dire, encore plus mondain qu’à l’époque de son premier séjour en France, Il ne recherchait plus