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C’est pourquoi il est si intéressant d’étudier Eugène Fromentin dans l’ensemble de son œuvre, si curieux de voir et de rechercher les différentes phases par lesquelles a passé son esprit, les développemens successifs qu’a eus son talent pour arriver, après diverses périodes de réminiscences, sinon d’imitation, à la pleine possession de sa personnalité. Le talent de Fromentin a toujours été en grandissant ; ses dernières œuvres, sans être peut-être meilleures en elles-mêmes que celles des plus beaux temps de son succès, attestent un effort plus grand, un idéal plus large, une impression plus vive et plus franche ; il était permis d’y voir les signes d’une prochaine et éclatante transformation. De longtemps la décadence ne devait venir pour Fromentin. Ce n’est point au crépuscule de son talent que la mort a pris cet homme de cinquante ans, c’est à l’aurore d’une nouvelle manière.

L’exposition de l’École des Beaux-Arts ne contient pas moins de quatre-vingt-douze tableaux, sans parler d’une cinquantaine d’aquarelles et de dessins. Ce n’est point là tout l’œuvre de Fromentin ; il y manque un certain nombre de tableaux, parmi lesquels quelques toiles importantes, les Voleurs de nuit, la Chasse au faucon, du musée du Luxembourg, le Rhamadan. Toutefois le peintre est là sous toutes les faces de son talent. L’un presque au-dessous de l’autre, voici son premier et son dernier tableau : la Ferme aux environs de La Rochelle, exposé au Salon de 1847, et les Femmes fellahs au bord du Nil, exposé au Salon de 1876. Entre ces deux tableaux, trente ans ont passé, mais il semble que ces années-là sont des siècles, ou plutôt il ne semble pas que ces deux tableaux soient de la même main. La Vue du Nil est l’œuvre d’un maître ; la Ferme est le travail terne et timide d’un fort médiocre élève. La composition, d’une banalité désespérante, tient du paysage classique sans en avoir la belle ordonnance et le haut style. La tonalité, qui n’a ni éclat ni vigueur, est poussée au noir ; quelques masses vertes blessent l’œil par leur crudité. Quand il exposa cette Ferme, Fromentin sortait de l’atelier de Cabat, où il n’avait fait que passer, après avoir jeté aux orties la robe de la basoche qui lui était destinée. L’atelier de Cabat ne convenait guère mieux à Fromentin que l’étude de Me Denormandie. Il fit bien de quitter l’un et l’autre. Ses vrais initiateurs allaient être Marilhat, Decamps, Delacroix ; son vrai maître, la nature orientale ; son vrai atelier, le désert.

On a dit que l’exposition des œuvres de Marilhat fut pour Eugène Fromentin la vision sur le chemin de Damas. Il n’y eut pas que Marilhat qui fut une révélation pour Fromentin. Delacroix et Decamps peuvent aussi revendiquer l’honneur de lui avoir servi de premiers guides. Dans l’Enterrement maure à Alger, exposé en 1853, l’influence de Decamps est visible. C’est son procédé de