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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/891

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confusion dans la composition et même dissonance dans la couleur,

L’Enterrement maure, la Halte devant El-Aghouat, le Campement dans le désert, les Arabes attaqués, ne nous ont encore montré en Fromentin qu’un artiste habile et intelligent, libre imitateur des maîtres. L’Audience chez un khalifat (Salon de 1859) est le premier tableau qui accuse sérieusement la personnalité du peintre. Là, presque entièrement dégagé de l’influence directe des maîtres, Fromentin apparaît lui-même comme un maître. L’Audience chez un khalifat initie à la vie féodale du désert. C’est la cour intérieure d’un bordj qui est à la fois un caravansérail, une forteresse et une résidence officielle pour le khalifat. À droite s’élève un corps de logis précédé d’une sorte de péristyle à colonnes massives dont le plâtre effrité laisse voir par place l’armature de briques. Sous ce portique surélevé de trois degrés, le khalifat, assis à la manière arabe sur un long divan de soie cramoisie, donne audience aux chefs de tribus. Il est entouré de quelques familiers, les uns assis près de lui, les autres debout contre les colonnes. Un chef de tribu, enveloppé d’un burnous blanc, s’incline devant le khalifat. Un autre Arabe, magnifiquement drapé, ayant la gravité et la noblesse d’un antique ou d’un apôtre, monte lentement les degrés du péristyle. Au premier plan, en plein soleil, ramassé sur lui-même, un de ces marabouts qui sont les fous, les bouffons et les saints de ces étranges cours du désert, se livre à mille contorsions. De l’autre côté du tableau, dans la pénombre, car le soleil frappe obliquement le corps de logis, se tiennent droit sur leurs selles à hauts dossiers les cavaliers d’escorte du cheik. Rangés sous l’étendard du goum, rouge, jaune et vert, ils portent haut leurs longs fusils dont les canons damasquinés d’argent ont presque l’effet saisissant des forêts de lances. Les robes brunes et grises des chevaux, les draperies noires et rouges des cavaliers, font un vigoureux contraste de couleur avec les tons clairs et lumineux de la scène principale. Au fond, les murailles roses de l’enceinte se découpent sur un ciel d’azur balayé de nuages blancs, légers et transparens comme des toiles d’araignée. Par l’entrée de la cour, large baie surmontée d’un linteau massif qui a le caractère des constructions pélasgiques, arrivent deux cavaliers courant à fond de train, — courant comme Fromentin sait faire courir les chevaux.

L’Audience chez un khalifat est une des œuvres d’Eugène Fromentin les plus colorées, les plus chaudement lumineuses et les plus solides de pâte. Rien là de cette légèreté de pinceau, parfois un peu insuffisante, qui est une des caractéristiques de la manière de Fromentin. Les figures se modèlent par une touche large, les premiers plans ont du relief, les tons sont faits. C’est de la peinture et non cette espèce de lavis à l’huile qu’affectionnait Fromentin