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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 20.djvu/91

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degrés en Sorbonne, et, plus encore que les philosophes, il détestait cette philosophie nouvelle qui, avec les idées et les mœurs, transformait la littérature. Ainsi Fréron ne pensait guère ; il ne réfléchissait jamais : c’était, je le répète, un excellent chrétien. Ajoutez que le critique était déjà marié et père de famille. Les protecteurs d’un si solide défenseur de la morale, de la religion et du goût étaient tout désignés : il suffit à Fréron d’adresser quelque supplique à Stanislas par le canal d’un secrétaire pour que le roi de Pologne, sa fille, la bonne reine Marie Leczinska, le dauphin, la dauphine, Mesdames de France et tout le haut clergé étendissent les mains sur le gazetier bien pensant. Désormais cet épicurien bas-breton, qu’Horace eût souvent trouvé de mauvaise compagnie, surtout après boire, est couvert du bouclier de la religion.

La vie de Fréron, d’apparence si sage et si bien ordonnée, n’était peut-être pas fort édifiante ; mais, outre que les petits scandales domestiques du journaliste n’arrivaient point à la connaissance de la reine, on sait que les dévots ne tiennent guère qu’à la pureté de la foi, laquelle fut toujours entière chez Fréron. Il n’était pas plus mal marié que Jean-Jacques ou Diderot ; mais il ne l’était pas moins. Il avait épousé, dans un premier mariage, une nièce qu’il rencontra chez sa sœur : elle faisait l’office de servante, balayait la rue devant la boutique de cette sœur, qui, dit-on, était fripière à l’enseigne du Riche Laboureur. Fréron demeurait chez sa sœur et payait 1,200 livres pour son entretien. Ennuyé des mauvais traitemens qu’il voyait la tante infliger chaque jour à la nièce, Fréron emmena la jeune fille dans une chambre garnie de la rue de Bussi ; puis il acheta des meubles, et, devenu père, il épousa par dispense sa jeune parente. Cela n’empêcha pas Stanislas, qui avait fait entrer Fréron dans son académie de Nancy, d’être le parrain de son fils. Tous les ans, le critique allait à Versailles présenter ce fils au roi de Pologne : l’enfant tendait à son protecteur un compliment en mauvais vers que Fréron avait composés pour la circonstance.

L’air de la cour, qu’il prit souvent, n’a jamais fait de Fréron un gentilhomme. Le pédant de collège perçait sous le courtisan. De bonne heure opulent et prodigue de son or, il contestait avec ses créanciers, lésinait et finalement s’entêtait dans son refus de les payer. Les dévots plaident volontiers ; il n’y avait presque pas de semaine qu’on n’appelât aux audiences du Châtelet quelque procès de Fréron. Nous possédons justement les pièces d’un procès[1] qui jette un jour étrange sur les relations de Fréron avec sa famille.

Le 1er juin 1754, à neuf heures du matin, Fréron comparaissait

  1. Revue rétrospective, 2e série, X, p. 452 et suiv.