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que dans l’archipel des Philippines les deux tiers au moins des jeunes gens savent lire et écrire. Cette éducation première eût dii être gratuite, les maîtres d’école recevant du gouvernement un traitement fixe. On ne peut s’imaginer quels livres et quels rudimens baroques étaient mis aux mains des pauvres enfans ! Des historiettes pieuses appelées neuvaines, ne contenant que des miracles absurdes, des petits romans de chevalerie laissant bien loin derrière eux, hélas ! ceux de Cervantes, des contes dans lesquels le diable et ses cornes, les démons et les sorciers jouaient les rôles principaux. De son côté, le maître d’école exigeait des parens, pour obtenir du curé une messe bien chantée ou une neuvaine brillante, du riz, de l’huile, des fruits et même un peu d’argent.

Voilà donc l’instruction que pendant plus de trois siècles reçut le plus grand nombre des enfans indigènes et tout le parti que le clergé espagnol sut tirer d’intelligences dociles et avides d’apprendre. Avec le souvenir des romans de chevalerie et des histoires de sorciers qu’on lui avait racontées sur les bancs de l’école, l’Indien, poète par nature, a composé dans les dialectes du pays des poésies qui ne sont pas sans charme; d’autres, moins bien inspirés, ont écrit des drames en quinze actes qui se jouent pendant huit jours consécutifs. Je me souviens avoir assisté au dernier acte d’une comédie tagale ayant pour titre le Prince de Brédédin ou le Téméraire de Isidon. Des vingt héros qui avaient commencé l’intrigue il y avait une semaine, quatorze étaient déjà morts; mais, grâce à une enchanteresse nommée Ermelinde, qui tenait sa puissance d’un José Balsamo, je pus assister non-seulement à la résurrection des quatorze héros défunts, mais les voir encore reparaître en soldats romains, prendre part à une orgie donnée par la femme de Ponce Pilate, suivre un cortège triomphal de Néron, assassiner les huguenots à la Saint-Barthélémy, puis enfin voir leur apothéose à la prise du Trocadéro, aux cris de viva España, viva la reyna !

Ces grands drames sont très suivis par les Indiens des deux sexes. Les théâtres sont spacieux; on y fume, on y mâche du bétel, on y prend des glaces à deux sous la cuillerée, et l’on y fait autant de tapage que dans les cirques où se tiennent les combats de coqs. Ce qu’il y a de comique dans ces représentations, c’est qu’à chaque entrée en scène d’un prince chrétien ou infidèle, l’orchestre joue invariablement la marche royale d’Espagne ; les mêmes honneurs sont rendus aux princesses.

Lorsque les colonies espagnoles, de 1812 à 1823, furent autorisées à envoyer des représentans aux cor tes[1], les députés coloniaux

  1. Le jour où M. de Champvallier demanda à la chambre la suppression des représentations de nos colonies, il a prétendu que les possessions espagnoles d’outre-mer n’avaient jamais eu de députés aux cortès. L’assertion est tout à fait inexacte. Cela prouve une fois encore combien nous sommes dans l’ignorance de ce qui se passe à l’étranger, ignorance impardonnable chez un député d’origine créole et dans le cas que je cite.