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pareille aventure se fût avisé d’aller emprunter à Strauss le motif d’une valse, ni d’écrire cette scène de l’église où le diable psalmodie ses anathèmes sans se douter qu’il emboîte le pas de l’orgue chantant laudes au Seigneur, ni de faire défiler des lansquenets du XVe siècle sur un pas redoublé à quatre temps qu’on croirait rédigé par un chef de musique de régiment. Errare humanum : les grands inspirés subissent cette loi du destin, ils se trompent parfois et très lourdement, mais on sent d’avance avec eux que certaines écoles sont impossibles et que, s’il leur arrive de mettre la main sur Faust, Hamlet ou Roméo et Juliette, ce n’est point en bourgeoise prose musicale que ces chefs-d’œuvre de la poésie seront traduits.

Le succès a pris tout de suite un vol d’aigle : chez Pasdeloup, au Châtelet, il a fallu multiplier les auditions toujours devant des salles trop étroites, et notez que le seul Châtelet ne contient pas moins de trois mille places. On parle aujourd’hui de mettre à la scène cet admirable intermède, mais qui ferait l’adaptation ? Ah ! si Berlioz vivait, s’il pouvait au milieu de circonstances si favorables se reprendre à son œuvre et la remanier pour le théâtre, peut-être aurait-on enfin trouvé la partition définitive, jusqu’à ce jour vainement appelée, du poème de Goethe. Dans l’absence du maître, je ne vois guère que M. Saint-Saëns qu’on pourrait nommer ; nulle main ne s’emploierait mieux que la sienne à ce travail d’encadrement. Quant à la besogne concernant la pièce, c’est surtout à cet endroit qu’il y aurait lieu de se montrer discret. L’interprétation de Berlioz a son originalité. Très fidèle au sens de Goethe, il trouve moyen d’affirmer son génie personnel sans mentir à l’œuvre typique dont il s’inspire. Faust, Marguerite et Méphisto restent là ce qu’ils sont, et cela ne les empêche pas de figurer dans une action quasi-légendaire et musicalement plus dramatique. Poète, Berlioz l’était au moins autant que musicien, et remarquons l’antithèse singulière, tandis que chez lui le musicien n’en veut qu’au surhumain, au compliqué, le poète n’a de goût que pour le simple et le naïf, et l’homme souvent ne demandait pas mieux que d’être de l’avis du poète. Combien de fois ne l’ai-je pas vu s’attendrir et pleurer de ravissement au Mariage secret, au Barbier, et se délecter à ces merveilles qu’il avait jadis tant blasphémées comme critique. La partie littéraire de l’Enfance du Christ contient bien des vers qui ne sont point sans grâce, et de tout l’ensemble, paroles et musique, émane un suave parfum racinien, Versé à fond dans la connaissance des grands poètes, sachant par cœur Virgile et Shakspeare, initié à Goethe dès le premier âge, comment n’eût-il pas utilisé musicalement cette littérature dont il possédait tout un trésor ! Lui aussi composait, rimait ses poèmes, et si ni Béatrice et Benedict ni les Troyens n’ont trouvé de glossateurs, c’est que Berlioz eût été le premier à leur rire au nez, car ce ne sont pas les artistes de cette trempe qui