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à caresser un pareil rêve. L’Ophélie de Shakspeare et la Francesca de l’épisode dantesque sont deux personnes ne se ressemblant guère; mais qui a joué Tune peut bien jouer l’autre, et comme l’important est de réussir, il va de soi qu’on doublerait ses chances en couvrant la marchandise d’un de ces noms de cantatrice qui font des miracles et changent en or pur le plomb le plus vil. Sans prendre la peine de discuter ces bruits au fond desquels il n’y a peut-être rien de vrai, du moins est-il permis de déplorer à leur sujet cette manie dont les musiciens d’aujourd’hui sont travaillés et qui consiste à ne savoir jamais se contenter des artistes qu’un théâtre met à leur disposition. Qu’un Meyerbeer ait eu trop souvent de ces caprices, on le regrette ; mais ce n’est pas une raison pour qu’un tel abus se produise sur tous les degrés de l’échelle. D’ailleurs est-ce qu’au temps des Nourrit, des Levasseur et des Falcon, Meyerbeer réclamait des étoiles? Avec qui furent montés les Huguenots, sinon avec les chanteurs ordinaires? Le mal aujourd’hui vient des directeurs qui ne savent pas se montrer intraitables, peut-être parce qu’ils ne se sentent point, eux, sans reproche. Ayez donc une troupe solide, homogène, et moquez-vous du reste. Renforcé de deux ou trois sujets, l’ensemble de l’Opéra pourrait devenir excellent; pour le moment il y a des vides : M. Faure n’est pas remplacé, et dans Robert le Diable l’absence d’un Bertram, d’un Levasseur, se fait trop remarquer. Mais du côté des femmes, Mlle Krauss conduit haut la main le répertoire; elle s’impose, marche en tête, et les autres n’ont qu’à la suivre. Je ne sache pas qu’avant de donner à l’Opéra son Roi de Lahore, qu’on répète à cette heure, M. Massenet ait demandé d’avoir pour ténor M. Nicolini et la Patti pour soprano. C’est tout simplement Mlle de Reszké, une pensionnaire de la maison, qui chante le rôle comme elle chantait hier la Juive et comme elle chantera demain Valentine. Pourquoi dès lors les autres bouderaient-ils à cet ordinaire, pourquoi ce dont le répertoire et les jeunes se contentent ne suffirait-il pas aux vétérans?

La reprise de Robert le Diable aura presque subvenu seule cet hiver à l’étonnante fortune de l’Opéra. Ainsi, se trouve reconstitué dans la nouvelle salle à peu près tout le répertoire. Il n’y manque plus maintenant que l’Africaine et la Muette, décidément reléguée à l’écart comme ayant trop servi aux fanfaronnes démonstrations de 1870. On se souvient du piteux état de délabrement où le chef-d’œuvre de Meyerbeer avait fini par tomber rue Le Peletier; les décors, effacés, râpés, élimés, suaient la misère ; les costumes fripés montraient la tache d’huile, et l’exécution était à l’avenant : chœurs, orchestre, chanteurs battaient la campagne, chacun tirant de son côté, et quels mouvemens! un éternel ralentando avec des soubresauts spasmodiques de dormeur éveillé. Ce que vous perceviez n’avait plus de sens, ces notes, voletant, tourbillonnant dans le vide à vos oreilles, ne vous semblaient plus que les molécules désagrégées de la partition, et le public, toujours facile et corvéable à