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historique, c’est en effet de ne demander à l’histoire que le cadre, et de s’adresser pour le remplir, non à des personnages illustres et authentiques, mais à des personnages, sinon inventés de toute pièce, — licence en pareil castrés permise cependant au poète, — au moins relativement obscurs, ou à demi historiques, ou même entièrement légendaires. L’emploi de ce moyen permet à la fois au poète de rester fidèle à l’histoire et de conserver son inspiration libre de tout joug astreignant. Il peut ainsi composer ses personnages sans qu’une critique trop vétilleuse ait le droit de lui rappeler que tel trait n’est pas exactement conforme au caractère que l’histoire donne au héros qu’il a choisi, sans qu’une maussade érudition ait le droit de lui opposer l’autorité de telle chronique ou le témoignage de tel auteur de mémoires. Il lui suffit d’une vérité générale puisée à toutes les sources sans être tirée particulièrement d’aucune. C’est donc avec un judicieux sentiment de ce que réclame le drame historique que M. Déroulède a tiré de son invention les personnages de son hetman Froll Gherasz, de son jeune premier cosaque Stenko, de sa patriotique prophétesse, la Marucha, où il a pu condenser ses études sur la Pologne et l’Ukraine sans s’asservir à des portraits historiques, toujours faux par quelque endroit, aussi soigneusement qu’ils soient tracés. Cela fait, une ou deux scènes, bien trouvées et bien traitées, quoique trop brièvement, telles que la scène de querelle entre le roi Ladislas qui veut la guerre à la Suède et les magnats polonais qui la réclament contre l’Ukraine, ont suffi pour mettre son action en accord avec les intérêts et les passions politiques qui s’agitaient dans le milieu social et à l’époque précise où il l’a placée. Nous sommes d’autant plus heureux de féliciter M. Déroulède d’avoir si intelligemment surpris un des secrets les plus importans du drame historique que nous croyons être le premier à lui adresser ce compliment.

Écartant le patriotisme pur et simple comme trop abstrait, M. Déroulède a très bien compris encore que c’était surtout à la lutte de ce sentiment contre les passions de la nature qu’il devait demander les élémens de son drame. A l’exemple de Corneille, il a donc placé ses héros cosaques dans cette alternative de choisir entre le devoir que les circonstances leur imposent et la nature qui se refuse à être supprimée. Un amant qui abandonne sa fiancée au premier appel de la patrie, puis qui, refusant le commandement que ses compatriotes veulent lui donner, vole vers cette même fiancée lorsqu’il apprend que ses jours sont en danger, un père obligé de laisser sa fille entre les mains du roi de Pologne comme otage de sa parole, et la sacrifiant lorsqu’il est certain que la révolte des Cosaques est assez sérieuse pour mériter un manque de foi patriotique, une jeune fille tout entière au bonheur d’aimer et qui accepte avec joie le sacrifice de son amour et de sa vie pour le salut de son Ukraine, voilà les personnages de la pièce. Certes il y a là autant de conditions cruelles qu’il en faut pour composer le drame le plus