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incertaine des torches ne nous permettait pas de distinguer ses traits, mais l’aisance avec laquelle elle maniait sa monture, les draperies de soie aux couleurs éclatantes qui ceignaient sa taille et enveloppaient ses jambes, car, ainsi que toutes les femmes indigènes, elle montait à cheval à califourchon, la distance respectueuse à laquelle se maintenait sa suite, tout indiquait que celle qui arrivait à cette heure tardive était d’un rang élevé.

Elle dit quelques mots au majordome, qui se dirigea vers nous. — La princesse Jane demande si on peut la recevoir, elle et ses gens. — Dites-lui, répondit Frank, qu’elle est toujours la bienvenue, et donnez les ordres nécessaires pour qu’on fasse le meilleur accueil à ceux qui l’accompagnent. Nous attendrons, pour nous mettre à table, qu’elle veuille bien nous faire savoir si elle accepte de dîner avec nous ou si elle préfère être servie chez elle.

Quelques instans après, il revint nous dire que la princesse serait des nôtres et ne nous ferait pas attendre longtemps.

Je connaissais depuis plusieurs années la princesse Jane. Sœur du roi, propriétaire d’une grande fortune, d’humeur fort indépendante, elle était arrivée à vingt ans sans se marier. A cet âge et sous les tropiques, une femme est dans tout l’éclat de sa beauté. Jane n’était peut-être pas belle dans le sens absolu que nous autres Européens attachons à ce terme, mais elle l’était pour les Kanaques et même pour beaucoup d’étrangers, qui admiraient sa magnifique chevelure d’un noir de jais, ses yeux grands et brillans, sa taille bien prise, ses formes élégantes et l’air à la fois doux et hautain qui donnait à sa physionomie un caractère tout particulier. Elle était très intelligente, coquette, disait-on, capricieuse et fantasque, enfant gâtée par excellence, mais il y avait en elle un fonds d’énergie et de volonté qui imposait à son frère et à son père qu’elle aimait, et à qui elle n’obéissait pas. Ils avaient renoncé à la dominer et la laissaient vivre à sa guise. Jane usait de son indépendance. Souveraine absolue dans sa cour de femmes, elle habitait rarement Honolulu et paraissait peu au palais. Elle aimait les voyages, les excursions, les hardies chevauchées dans les îles qu’elle parcourait en tous sens. L’île de Havaï avait surtout pour elle un attrait spécial. C’était le berceau de la dynastie, et, en sa qualité de dépositaire des chants et des traditions de ses ancêtres, elle aimait y chercher les souvenirs du passé.

Il était et il est encore d’usage aux îles Havaï de choisir dans chaque famille un enfant, d’ordinaire une fille, à laquelle on enseigne dès le bas âge les chants des ancêtres. Ces chants, qui se transmettent ainsi verbalement, ne sont pas écrits. Ils perpétuent, sur un mode rhythmé d’une infinie variété, les hauts faits d’armes, les généalogies, les alliances, les amours, les revers et les succès des